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problème de la destinée. En d’autres termes encore, une manière de vivre est une manière de philosopher, sans le vouloir, sans le savoir, dont il importe assez peu que ceux qui la pratiquent voient clairement les liaisons ensemble, ou connaissent la formule abstraite, mais c’en est bien une. La grande erreur de Bayle est, en voulant émanciper la morale de la servitude ou de la dépendance de la philosophie, d’en avoir plutôt rétréci qu’élargi la base, — et surtout d’en avoir comme abaissé le ciel.

Le reprendrons-nous pareillement de l’avoir voulu laïciser, comme on dit de nos jours ? A tout le moins sachons-lui gré d’avoir fortement établi « qu’il y a un fondement de la moralité distinct des décrets de Dieu. » Mais, de là, à conclure qu’il vaut mieux, ou autant, n’avoir point du tout de religion que d’en avoir une fausse, et, selon l’expression de Bayle, « être athée qu’idolâtre, » il y a loin ; et Bayle semble avoir franchi trop aisément la distance. S’il y parvient, c’est en réduisant l’idée de la religion à celle de la superstition. Il s’autorise pour cela de ce que le christianisme s’est accommodé des dépouilles du paganisme ; « de ce que ceux qui ont mal aux oreilles se recommandent à saint Ouen, celles qui ont mal au sein à saint Mammard ; » ou de ce que les croisades n’ont point augmenté la vertu parmi les hommes. Ces plaisanteries sont d’un goût douteux. Elles ne font pourtant pas que l’homme se suffise à lui-même, ni surtout l’institution sociale à sa propre durée. Certes, il est utile de prêcher la solidarité sociale, et, — dans ce petit cachot de l’univers où nous sommes logés, — il est beau d’avoir fait de la misère de l’homme le fondement et le lien de la société. Mais, quand cela même ne serait pas déjà de la métaphysique, il resterait encore à considérer si l’accomplissement du devoir social épuise l’activité de l’homme ; si l’individu ne se doit pas quelque chose à lui-même ; et s’il n’a pas enfin ce que l’on pourrait appeler des besoins mystiques. C’est ce que Bayle encore semble n’avoir pas vu. Les maux que la religion peut causer, il les a signalés en cent endroits de son œuvre. Je n’ai pas souvenance que nulle part il lui ait fait honneur des bienfaits qui sont pourtant les siens. Mais surtout je ne sache pas qu’il ait rendu raison de l’existence des religions ; et n’est-ce pas cependant ce que l’on doit commencer par faire, je dis, même si l’on veut les attaquer utilement ? Là est le vice, et là le danger de ses théories. Non-seulement la morale ne saurait exister indépendamment et en dehors d’une philosophie qui la fonde, mais le problème est toujours en suspens, de savoir si l’on peut la séparer, sans la dégrader, des aspirations religieuses qui la terminent et qui la couronnent. Si l’institution sociale, telle que la conçoit Bayle, n’est qu’une compagnie d’assurances, la morale y suit nécessairement les fluctuations de l’intérêt commun, dont le propre