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être comptés de rien, si l’on atteint par eux l’unité religieuse. Pour que l’énormité de cette maxime d’état commence d’être comprise, il va falloir maintenant attendre près de cent ans, jusqu’à Voltaire ; et aujourd’hui même l’horreur en est-elle bien connue ? Salus populi suprema lex esto ! Combien de fois, depuis Bayle jusqu’à Voltaire et depuis Voltaire jusqu’à nous, la maxime a-t-elle servi d’excuse ou de prétexte aux pires tyrannies !

Si l’on ne jugeait donc une doctrine que sur quelques-unes de ses conséquences, il n’y aurait, semble-t-il, qu’à louer dans l’œuvre de Bayle. On peut même aller plus loin, et, — puisqu’il fallait que son œuvre fût faite, puisqu’il fallait que la morale, dans sa longue évolution, après avoir été placée dans la tutelle, sous la dépendance, et consacrée par les sanctions de la religion et de la philosophie, s’en affranchît, pour essayer de se constituer sur une base plus large, — on peut dire, et nous dirons que son œuvre fut bonne. Mais elle ne le fut qu’à titre provisoire, et il faut montrer que, comme définitive, son œuvre de doute pourrait devenir aisément dangereuse.

C’est une question de savoir si l’on peut entièrement détacher la morale d’une conception générale du monde ; et, au contraire, on pourrait penser que toutes choses, comme dit Pascal, « étant causantes et causées, » il y a plus de rapports que Bayle ne le veut bien dire, — de plus étroits et même de vraiment nécessaires, — entre la théorie spinoziste de la substance, et l’usage que l’homme doit faire de ses passions ou de sa liberté. Mais ce qui est certain, ce que l’expérience de l’histoire ne nous permet pas de nier ou de discuter seulement, c’est qu’une morale repose toujours et nécessairement sur une conception déterminée de la vie et de l’homme. Si l’on place l’objet de la vie en elle-même, c’est-à-dire si l’on le borne à ce que peut enfermer de plaisir ou de bonheur le court espace d’une vie humaine, quelque définition que l’on donne après cela du bonheur ou du plaisir, il est bien évident que la morale qu’on en tire implique une opinion plus ou moins raisonnée sur la nature de l’homme, sur la vie future ; — et par suite sur l’existence en même temps que sur les attributs de Dieu.


Aimons donc ! aimons donc ! de l’heure fugitive
Hâtons-nous ! Jouissons.
L’homme n’a pas de port, le temps n’a pas de rive,
Il coule, et nous passons !


Si ces vers étaient un conseil, évidemment ils ne seraient pas celui de se mortifier, et, non moins évidemment, ils impliqueraient que l’homme a été mis sur la terre, non point pour y travailler, ut operaretur eam, mais pour en jouir ; — ce qui est une solution du