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« chaise verte » n’avait rien perdu de son feu et de sa fraîcheur d’imagination, mais elle les mettait à présent au service de son unique passion : la gloire de son enfant. Un de ses grands plaisirs était de lire ou de réciter les œuvres de Goethe devant un cercle d’amis, « d’un ton et d’un regard si superbes, » avec des commentaires si pénétrans, que vers ou prose en étaient illuminés.

Et M. Goethe ? Hélas ! il ne sut jamais que les temps de la bourgeoisie allemande étaient venus. Une de ses dernières joies avait été d’apprendre que son fils avait un traitement de 1,200 thalers. L’année suivante, ses facultés baissèrent, et son irritabilité s’accrut d’autant. Deux attaques l’achevèrent. Il traîna jusqu’au printemps de 1782, hébété et paralysé, et mourut enfin le 25 mai. — « Ma maison, écrit Mme Goethe à la duchesse, est maintenant silencieuse et vide comme un cimetière, — quelle différence avec autrefois ! — Mais rien ne demeure immobile dans la nature entière ; tout change incessamment, — comment m’imaginer que je suis une exception ? — Non, Mme Aia n’a pas des idées aussi absurdes. » Elle ne songea plus qu’à revoir son fils, et c’est ici que l’histoire devient mélancolique.


V

En 1779, Goethe avait été ramené dans sa patrie par « son duc. » Il y avait reçu un accueil bien doux pour un cœur justement orgueilleux. Avant Weimar et ses honneurs, les gros bourgeois de Francfort trouvaient le petit-fils de l’aubergiste du Saule un trop petit compagnon, malgré sa gloire littéraire, pour épouser leurs filles. Il ne s’était écoulé que quatre ans, et l’Excellence en herbe planait au-dessus des plus gros bourgeois, dans les cercles nobles pour lesquels il était jadis comme s’il n’existait pas. Werther avait sa revanche de la soirée chez le comte de C*** et des mépris de la « très noble dame de S*** avec M. son époux et leur oison de fille. » Mme Aia ne manque pas de le constater dans une de ses lettres à la duchesse : « On ferait une jolie pièce sur le beau chambellan von Wedel[1] et M. le conseiller privé Goethe dans le monde ; comment nos très nobles demoiselles Oisons se pavanaient et tâchaient de faire des conquêtes ; comment ça n’a pas réussi, etc. »

Francfort avait mérité son pardon. Goethe lui garda pourtant rancune des mauvais jours de sa jeunesse, et il fut longtemps

  1. Le chambellan qui accompagnait le duc.