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Providence, comme le Hasard et comme la Fortune, n’est qu’un beau mot dont nous nous payons pour couvrir notre ignorance des desseins de Dieu, il n’établit pas moins fortement, en cent autres endroits, que « tous les usages de la religion sont fondés, non pas sur le dogme de l’existence de Dieu, mais sur celui de la Providence. » La conséquence est évidente, et Bossuet encore ici ne s’était pas mépris. A l’égard de la religion, nier la Providence ou nier l’existence de Dieu, c’est exactement la même chose. Point de Providence, point de religion. Le paradoxe n’arrête pas Bayle, et dans une série de chapitres de ses Pensées sur la comète ou de leur Continuation, il examine avec tranquillité : « Si l’athéisme conduit nécessairement à la corruption des mœurs, » — et il trouve que non ; » s’il est vrai qu’une société d’athées ne pourrait pas se faire des principes de bienséance et d’honneur, » — et il trouve que non ; enfin si « une religion est absolument nécessaire pour conserver les sociétés, » — et il trouve toujours que non. De proche en proche, comme on le voit, le déisme tourne à l’athéisme. Avant même que Voltaire soit né, Bayle va plus loin que Voltaire. Ni Bolingbroke, ni Collins, ni Toland n’ajouteront rien à la force de ses déductions. Ce penseur solitaire, qui n’a qu’une passion au monde, celle de la dialectique, plutôt encore que de la vérité, les a du premier coup dépassés, et ce qui le distingue d’eux tous, peut-être, c’est qu’ayant envisagé froidement son paradoxe, non-seulement il y a persisté, mais, avec les ruines qu’il venait de faire, il a prétendu reconstruire lui-même, de ses propres mains, sur un plan nouveau, ce qu’il venait de renverser.

Car on se tromperait, si l’on croyait que Bayle n’eût pas vu le vice de son argumentation, et qu’il consistait, comme aussi bien celui du raisonnement de ses adversaires, à transporter en Dieu, — lequel, en dehors de la révélation, n’est qu’une pure hypothèse, — des attributs contradictoires à la manière même dont nous en avons formé l’idée. Nous ne pouvons raisonner sur Dieu que d’une façon purement humaine, et, que nous acceptions ou non le dogme de la Providence, c’est toujours de l’anthropomorphisme. Mais les adversaires de Bayle avaient cru fermement à la révélation. Lui, qui n’y croit point, se sert de la contradiction pour ruiner l’hypothèse, ou plutôt encore pour en émanciper tout ce qu’on y croit lié d’utile. Moins on verra clair, pour ainsi parler, dans l’idée de Dieu, plus on se sentira contraint de chercher ailleurs qu’en elle le fondement de la moralité, celui de l’obligation sociale, et celui de la vertu. Si donc Bayle semble prendre plaisir à l’embrouiller et à l’obscurcir, c’est qu’il a son dessein, « sa pensée de derrière la tête, » à la fois très voisine et très éloignée de celle de Pascal et de Spinoza. Ou plutôt, — car la nature