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de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti, en quelque sorte, pour mon avantage les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement pour la confusion des méchans au jour de votre colère. » Si c’est bien ainsi que les Pascal et les Bossuet ont entendu la Providence, rien n’est plus contraire, il faut en convenir, à l’idée d’une Providence générale que limiteraient, qu’obligeraient, que contraindraient ses lois mêmes. Mais, de son côté, si Bayle n’a pas eu de souci plus évident peut-être, ni, vingt ans durant, de préoccupation plus constante que de réduire le nom de la Providence à n’être que l’expression équivoque de l’immutabilité des lois de la nature, ne conviendra-t-on pas aussi que les Pascal et les Bossuet n’ont pas eu de plus dangereux adversaire ? C’est ce qu’une seule citation suffira pour montrer.


Je ne ferai point scrupule de dire que tous ceux qui trouvent étrange la prospérité des méchans ont très peu médité sur la nature de Dieu, et qu’ils ont réduit les obligations d’une cause qui gouverne toutes choses à la mesure d’une Providence subalterne, ce qui est d’un petit esprit. Quoi donc ! il faudrait que Dieu, après avoir fait des causes libres et des causes nécessaires… eût établi des lois conformes à la nature des causes libres, mais si peu fixes que le moindre chagrin qui arriverait à un homme les bouleverserait entièrement, à la ruine de la liberté humaine ? Un simple gouverneur de ville se fera moquer de lui, s’il change ses règlemens et ses ordres autant de fois qu’il plaît à quelqu’un de murmurer ; et Dieu… sera tenu de déroger à ses lois, parce qu’elles ne plairont pas aujourd’hui à l’un et demain à l’autre ? .. Peut-on se faire une idée plus fausse d’une Providence générale ? .. Ceux qui voudraient qu’un méchant homme devînt malade sont quelquefois aussi injustes que ceux qui voudraient qu’une pierre qui tombe sur un verre ne le cassât point ; car, de la manière qu’il a ses organes composés, ni les élémens qu’il prend, ni l’air qu’il respire ne sont pas capables, selon les lois naturelles, de préjudicier à sa santé, si bien que ceux qui se plaignent de sa santé se plaignent de ce que Dieu ne viole point les lois qu’il a établies… (Pensées sur la comète. Édition de 1727, p. 140.)


Incompatible, selon Bayle, avec l’idée de la majesté divine, ou si l’on veut, d’après l’expression de Bossuet, avec ce quelque chose d’immuable, sans lequel la loi n’est pas loi, le dogme chrétien de la Providence ne l’est pas moins avec l’idée de la sagesse, et surtout de la bonté de Dieu :