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pour dernière conclusion qu’à s’emprisonner soi-même dans les liens de son propre raisonnement, mais surtout si ce prodigieux labeur était rendu d’avance inutile par le ferme propos qu’on prendrait de remâcher encore à cinquante ans les idées de sa vingtième année. Lorsqu’ils ont passé les bornes de la jeunesse, la plupart des hommes, — j’entends de ceux qui pensent, — ne demandent plus aux livres, à l’expérience, à la méditation que de les ancrer dans leurs opinions. La vérité, pour eux, c’est alors ce qui flatte leurs préjugés, et l’erreur ce qui les contrarie ; leur siège est fait ; et quiconque essaie de leur persuader de le refaire n’est plus à leurs yeux qu’un sophiste. Bayle tout au contraire. Il n’y a pas pour lui de sot livre, dont un homme d’esprit ne puisse, ou plutôt ne doive tirer profit, et par là, prouver son esprit même. Il fait de l’or avec du plomb. Pareillement, si la vie, si la réflexion nous apprennent tous les jours quelque chose de nouveau, comment nos idées n’en seraient-elles pas modifiées ? Tout coule, rien ne demeure. C’est pourquoi la pensée de Bayle, qui n’a jamais connu le repos, parce qu’elle n’a jamais senti la lassitude, ne s’est donc aussi jamais fixée, ou pour mieux dire figée dans un dogme. Émancipé de l’autorité des autres, Bayle l’est presque plus encore de la sienne propre. Et ne faut-il pas bien que peu de critiques aient mérité cette louange, si le reproche presque le plus commun qu’on leur fasse est précisément d’avoir manqué de souplesse ? Mais qui niera qu’en effet on ne leur en puisse adresser de plus grave ? Non-seulement la méthode ou les procédés de la critique doivent eux-mêmes varier avec la diversité de l’objet, et, comme on dit, en épouser la forme au lieu de lui imposer la leur ; mais la pensée cesse d’être, en cessant d’évoluer ou de « devenir, » et dès qu’elle ne change plus, la vie ou plutôt la réalité s’en retire. C’est ce que je ne crois pas que personne ait mieux su que Bayle. Ceux-là seuls le lui reprocheront qui ne voient pas qu’en le faisant, ils nient les conditions même d’existence de la critique, ou qui ne savent pas combien il faut peu de principes pour fonder, en logique ou en fait, le plus tyrannique et le plus intransigeant des dogmatismes.

Est-ce que, sur ces derniers mots, par un paradoxe imité de lui-même, je veux faire de l’auteur du Dictionnaire historique un théoricien de la famille de Hobbes ou de Spinoza ? Non certainement, et tous les traits que je viens d’assembler m’en empêcheraient, si j’en pouvais concevoir le dessein. Je ne prétends seulement pas qu’il eût une conscience très claire de la nature, de l’étendue, de la portée des conclusions où il se laissait entraîner par sa dialectique. Dirai-je même qu’en dégageant du milieu de ses ironies, de ses contradictions, de ses doutes, les deux ou trois