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de guère ; mais tout cela c’est Bayle ; — et on a cru pendant longtemps, on semble croire encore que ce le serait tout entier.

Il est vrai qu’à cet égard on ne saurait exagérer l’importance de son rôle. En tant que la critique, entendue largement, nous préserve, comme on l’a si bien dit, « d’être dévorés par la superstition et la crédulité, » c’est lui qui l’a fondée. Lorsqu’il parut, le principe d’autorité régnait encore partout. Descartes même, en philosophie, n’avait abouti, comme autrefois saint Thomas, qu’à des solutions prévues, consenties, imposées d’avance. Après avoir découvert des chemins tout nouveaux, il s’était empressé de les barrer. A plus forte raison, en morale et en politique, le sens propre et individuel trouvait-il partout sa limite. Pour vingt manières qu’il y avait de démontrer l’immortalité de l’âme ou le droit divin des rois, on n’en souffrait pas une de les nier. Que si, timidement, quelqu’un essayait de déplacer la borne, aussitôt les Arnauld, les Pascal, les Bossuet, les Malebranche accouraient, qui la replaçaient. Le rôle de Bayle allait être de l’ébranler doucement, mais si profondément qu’elle devait après lui tomber à la première secousse. Au nom même de la vérité, — si l’on admet que la vérité ne s’éprouve que par la contradiction, — il allait revendiquer le droit de tout homme à l’erreur. Où sont les titres de l’autorité ? où sont ceux de la tradition ? si l’on commence par supposer les problèmes résolus, n’est-ce pas demander à la raison, pour sa première démarche, de s’abdiquer elle-même ? Tandis qu’on ouvre à son essor les champs illimités de la métaphysique, pourquoi lui interdit-on le domaine de la politique et de la morale ? .. Bayle n’a pas posé toutes ces questions pour la première fois, mais personne, avant lui, ne les avait ni traitées, ni posées comme lui, d’une manière vraiment critique, parce qu’elle l’est exclusivement.

C’est qu’aussi bien, — et ce trait achèvera de le caractériser, — il a su réserver et préserver en lui, de toutes les libertés la plus précieuse peut-être, qui est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même, et l’esclave de sa propre pensée. En aucun temps, les opinions de Bayle n’ont rien eu de plus saint ni sacré pour lui que les opinions des autres. Et, en effet, pour peu qu’on y veuille songer, ne serait-ce pas une étrange duperie que de travailler, comme il a fait, pendant trente ans, quatorze heures par jour ? de dépouiller, la plume à la main, la philosophie, l’histoire, l’antiquité tout entière ? de faire des extraits de tout ce qui paraît, d’entretenir une correspondance régulière avec tout ce qu’il y avait d’érudits renommés dans l’Europe d’alors ? d’être avec cela l’un des dialecticiens les plus hardis, les plus souples, les plus féconds en ressources qu’il y ait jamais eu ? si l’on n’aboutissait