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transition, équivoques ou douteuses, en qui s’opère le passage d’un genre à un autre genre, les rhéteurs pourraient bien le négliger ; il n’en serait pas moins considérable aux yeux de l’historien, si même il ne l’était davantage ; — et cette raison de s’y intéresser ne paraîtra-t-elle pas suffisante ?

Mais en voici pourtant une autre encore : c’est que, comme j’ai eu plusieurs fois occasion de le dire, presque tout ce que Voltaire, en 1730, rapportera d’Angleterre, les Anglais eux-mêmes en doivent la meilleure part à Bayle. Son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare est de 1686, et a ainsi précédé de trois ans les lettres de Locke sur la Tolérance. Avant Collins, avant Tindall, avant Toland, c’est Bayle qui a revendiqué ce qu’il appelait lui-même énergiquement les droits de la a conscience errante, » la liberté de l’erreur, et celle même de l’indifférence en matière de religion. Tout ce que l’on peut dire en faveur de l’indépendance de la morale, ou, pour établir que le libertinage des mœurs ne suit pas nécessairement celui de la pensée, ou, pour montrer qu’il importe à la dignité de l’homme que la religion consacre au besoin notre conduite, mais ne la règle pas, il l’a dit. Ajouterai-je qu’à cet égard, Bolingbroke et Shaftesbury, qui l’ont certainement lu, l’ont plutôt affaibli ? Mais je demande qui s’en douterait à parcourir nos histoires de la littérature ? En vérité, depuis tantôt cent ans, nous avons fait trop bon marché de l’originalité propre du génie français ! Si quelques idées sont entrées en France par le bateau de Calais ou par la diligence de Strasbourg, la façon nous en a trop souvent suffi pour les trouver nouvelles ; et nous ne savons pas assez que le fond en était national, si la forme, tantôt plus sentencieuse et tantôt plus humoristique, en était allemande ou anglaise. Bayle est justement l’un des exemples éloquens qu’il y en ait. On pourrait d’ailleurs montrer, si c’en était le lieu, qu’il n’a pas exercé moins d’influence en Allemagne qu’en Angleterre, et que la trace en est comme qui dirait reconnaissable à chaque pas dans l’œuvre de Leibniz, dans celle surtout de Lessing, ou, plus près de nous, jusque dans celle de Kant. Ce n’est donc pas seulement un intérêt purement français, c’est un intérêt européen qu’enveloppe une étude sur Bayle. Grande, et à de certains égards unique dans l’histoire de notre littérature, la place qu’il semble qu’on lui dispute, — et en tout cas qu’on lui refuse, — est presque plus grande encore dans l’histoire de la littérature générale.

Je ne raconterai point sa vie : elle a jadis été contée copieusement par son ami Des Maizeaux, le biographe attitré des « libertins » français d’alors, et, plus brièvement, par M. Edouard Sayous, dans son Histoire de la littérature française à l’étranger, dont elle fait l’un des meilleurs chapitres. Aussi bien n’a-t-elle rien d’extraordinaire,