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— à mesure qu’il semblait que ce grand édifice, dont les ruines éparses donnent encore au XVIIe siècle son air d’incomparable grandeur, approchât de son comble, — le sapait, le minait, le démolissait par pans entiers de murailles. Et après 1706, quand il a été mort, avant d’avoir atteint la soixantaine, bien loin qu’on ait enseveli son influence avec ses restes, alors, au contraire, c’est vraiment, c’est surtout alors que Bayle a commencé de régner sur les esprits ; que son œuvre a gagné des batailles ; et qu’autant que la philosophie de Bacon ou de Descartes, la sienne est devenue celle des encyclopédistes, la philosophie de Voltaire et de Diderot… Cependant c’est à peine s’il a sa place ou son coin, dans nos histoires de la littérature, un tout petit coin, très obscur, entre Huet, par exemple, et Mairan. On l’ignore. Son nom n’en est presque plus un, mais le fantôme ou l’écho seulement d’un grand nom ; et, dirai-je que l’on mesure aux Pensées sur la comète, ou à son Dictionnaire, l’éloge que l’on dispense, d’une plume étrangement libérale, aux tragédies de Crébillon, ou à la Métromanie de Piron ? non ; mais la vérité, c’est qu’on ne songe pas même à les lire ; et de les citer, comme je fais, je crains que cela ne paraisse du pédantisme peut-être, — ou à tout le moins de la bibliomanie.

Quelques rares critiques, — de ceux qui ne sauraient séparer ou distinguer l’histoire de la littérature de celle des idées, — en ont bien appelé de ce fâcheux oubli, mais ils n’ont réussi qu’à entretenir une vague tradition de « Baylisme, » et point du tout à rendre à Bayle son importance et son rang. C’est en vain que Sainte-Beuve, presque au début de sa carrière, ici, dans cette Revue, comme pour la placer sous le patronage de Bayle, a salué en lui l’incarnation même du « génie critique, » et que, plus tard, en écrivant son Port-Royal, il n’a pas perdu presque une occasion de montrer s’il avait assidûment feuilleté le Dictionnaire. Vainement encore, en 1838, un Allemand, Louis Feuerbach, dont la trace n’est pas effacée dans l’histoire de l’hégélianisme, a donné de Bayle un portrait où respire quelque chose de l’agrément très singulier, de la vivacité, de la mobilité, de l’air d’audace aussi de son modèle. Je ne dis rien d’un mémoire du vénérable Damiron, ni d’une thèse de M. Lenient. Mais, quarante ans après Feuerbach, en 1878, un Belge, M. Arsène Deschamps, dans un livre intitulé : la Genèse du scepticisme érudit chez Bayle, et deux ou trois Français, depuis lors, — M. Emile Faguet, dans le premier chapitre de son Dix-Huitième siècle, et M. Paul Souquet, dans deux articles excellens, quoique confus, de la Révolution française, — ont inutilement essayé de ramener l’attention sur Bayle : autant en a emporté le vent ! Comme si nous avions résolu de ne connaître en France qu’un seul Beyle, qui serait l’auteur de la Chartreuse