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ou le gibet, il n’était pas d’autre alternative pour un individu qui avait excédé les bornes de l’extrême opulence.

Le grand mouvement d’affaires qui se produisit aux XVIe et XVIIe siècles, fut au contraire favorable à la concentration de fortunes supérieures à tout ce qu’on avait vu jusque-là. Les mœurs s’adoucirent ; les gouvernemens, et, par suite, l’ordre matériel dont ils étaient les gardiens se fortifièrent. Les idées sur le prêt et le commerce de l’argent devinrent plus raisonnables. Une richesse territoriale que l’on citait à la fin du XVe siècle était celle de la maison de Rohan ; elle montait en revenu, d’après un inventaire détaillé de 1480, à 8,000 livres de Bretagne, soit 10,000 livres tournois, ou 280,000 francs de notre époque, en tenant compte du pouvoir de l’argent. Cinquante ans plus tard (1534), le chancelier du Prat laissait en mourant 800,000 écus, et, dans sa maison d’Hercules, 300,000 livres, si l’on en croit le Journal d’un bourgeois de Paris, sous François Ier ; c’est-à-dire une somme de 36 millions de francs environ de notre monnaie, qui pouvait rapporter, — à 8.33 pour 100, taux ordinaire de l’époque, — 3 millions de francs de rente. Le banquier Fugger, en 1550, laissait 6 millions d’écus d’or, qui correspondent en capital à 240 millions de francs actuels, et en revenu à 20 millions de francs. C’est là, certainement, la plus grosse fortune du XVIe siècle.

Les plus considérables du XVIIe siècle furent également acquises par la banque, et surtout grâce à la clientèle de l’État. Tout manieur de fonds publics en garde aux doigts de fortes parcelles ; tout surintendant des finances n’a qu’à laisser sa main ouverte pour la voir constamment s’emplir, depuis Bullion, qui amassa 700,000 livres, ou 3 millions 1/2 de francs de revenu, jusqu’à Émeri et Fouquet. La politique comblait de trésors ses amans heureux, sous la monarchie française, avant Colbert, comme elle fait aujourd’hui dans les républiques de l’Amérique du Sud. La richesse suivait toujours la puissance, et Mazarin laissait une fortune de 60 millions de livres, qui font 240 millions de nos francs, autant que Fugger, cent ans plus tôt, mais produisant un intérêt moindre d’un tiers.

Les entreprises d’ordre privé remplacèrent, au XVIIIe siècle, pour les hommes d’argent, cette moisson que leurs prédécesseurs fauchaient dans les finances publiques. Quoique les fermiers-généraux de Louis XV soient tous des millionnaires, et, comme tels, des seigneurs très respectés, aucun n’atteint aux chiffres prestigieux que je viens de citer pour la minorité de Louis XIV.

Il a été réservé à notre siècle de voir l’industrie, le commerce, les grands travaux d’utilité générale, déplacer des sommes