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de mal ; mais qu’il bût son vin dans des crânes, cela était scandaleux. Que leur souverain fit la cour à leurs filles, rien de plus naturel ; mais qu’il se déguisât en ouvrier pour danser avec les ouvrières, cela était inouï. Que le duc de Saxe-Weimar fît claquer un grand fouet sur la place du marché, pendant une heure, pour gagner une gageure, personne n’avait rien à voir aux fantaisies princières ; mais qu’il associât un a bel esprit » à ce passe-temps, cela était dégradant pour la majesté du trône. Qu’il eût un petit bourgeois à ses gages pour l’entretenir de poésie, de philosophie et autres balivernes, chacun l’admettait ; les monarques ont eu de tout temps le goût des bouffons ; mais qu’il se laissât tutoyer par lui, cela était inconcevable dans un pays d’étiquette, où les bourgeois n’étaient tolérés au théâtre que dans les petites places. Les esprits se montèrent dans les cercles engourdis de Weimar, et il y eut un déchaînement, avec protestation officielle et publique, quand le duc nomma Goethe « conseiller privé de légation » avec 1,200 thalers d’appointemens, au mépris de la hiérarchie, des droits acquis, de toutes les lois divines et humaines.

On sait avec quelle vigueur le grand poète tint tête à l’orage et s’imposa aux hobereaux germaniques. Il aimait la bataille : — « Mme Aia se rappelle, écrit-il, que j’étais insupportable quand rien ne me tourmentait. Je suis sauvé dès que j’ai des tracas. » — Dans la même lettre : — « Je suis aussi content et heureux qu’un homme peut l’être (6 novembre 1776). »

Cependant les échos de Weimar, grossis par l’envie et la malignité, venaient donner raison à M. Goethe, et l’on peut croire qu’il n’avait pas la victoire modeste, ni aimable. Mme Aia se constitua le gardien de la réputation de son fils et se chargea de clore le bec aux commères de Francfort, titrées ou non. Certaine qu’on exagérait les faits, elle en donna la raison avec sa verdeur accoutumée : — « Ils ne peuvent pas comprendre, écrit-elle à un ami, qu’on puisse avoir de l’esprit sans être de la noblesse. » — Ils furent obligés de le comprendre et de reconnaître, quelquefois à leurs dépens, qu’on peut porter un bonnet blanc, compter sa lessive, et cependant river leur clou aux descendans de tous les croisés allemands, du Rhin jusqu’à l’Oder.

Elle réduisit par la douceur et les bons offices une autre classe de mécontens qui avaient des griefs personnels contre le nouveau conseiller privé. Les jeunes poètes en costumes esthétiques et les apôtres de l’état de nature, que M. Goethe regardait de travers quand ils buvaient son vin de 1706, avaient appris avec un vif intérêt que leur camarade Wolfgang, leur frère en génialité, était devenu favori d’un prince et personnage officiel. Ils en avaient tiré un heureux augure pour le triomphe de leurs idées et s’étaient