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toi… » Tant et si bien que Goethe finit par le croire, et sortit furtivement de Francfort, le 30 octobre 1775, pour aller cacher sa honte en Italie. Un courrier de Weimar le rattrapa sur la route ; le malentendu s’expliqua, et l’auteur de Werther arriva le 7 novembre à la cour du duc pour y vivre la seconde partie de son roman, — moins le dénoûment, s’entend, — et vérifier à ses risques et périls si les épais descendans des croisés allemands n’auraient réellement que des brutalités imbéciles pour un homme dont la gloire emplissait l’univers civilisé, parce qu’il n’était pas né titré. La France donnait d’autres exemples et encensait ses grands écrivains. Ce pouvait être une raison de plus, pour les grands chasseurs et gros buveurs blasonnés des montagnes du Hartz et de la Thuringe, de rabattre le caquet aux poètes crottés assez présomptueux pour s’imaginer que le génie et le talent rapprochent les distances ; il essaimait dès lors de la France tant d’idées subversives et impies.

Goethe allait courir sa chance avec la superbe confiance de la jeunesse et le sentiment d’obéir à la force des choses. — « Vous vous souvenez, écrivait-il de Weimar à sa mère, en 1781, des dernières années que j’ai passées chez vous, avant de venir ici. Si cela avait dû continuer, j’aurais certainement sombré. Je serais devenu fou, par la disproportion entre un milieu bourgeois, étroit et croupissant, et la largeur, la rapidité de mouvement de mon être. »

Il était parti pour « quelques semaines. » Sa mère savait bien qu’il ne reviendrait plus et qu’elle s’était ôté elle-même sa joie suprême. Elle ne se laissa pas abattre, n’étant pas, disait-elle, de ces gens « qui se désolent de ce qu’il n’est pas toujours pleine lune. » Elle s’appliqua à tirer le meilleur parti possible de la situation, et le ciel lui revalut sa bonne humeur, car le ciel sait gré à ses créatures d’être gaies. Il a des poids pipés pour peser dans la balance les fautes du pécheur qui a trouvé le monde beau et la vie bonne.


IV

Les premières nouvelles de Weimar furent radieuses. Goethe écrivait à une parente, Mlle Fahlmer, qui communiquait les lettres à Mme Goethe, ce qu’il ne destinait pas à être lu par son père. Le 22 novembre, il lui dit : « Ma vie passe comme une course en traîneau. Le traîneau file, les clochettes tintent, on tourne, on vire, on va, on vient. Ma vie prend un essor nouveau et tout