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existence dont Talleyrand disait qu’il fallait avoir vécu à Versailles avant 1789 pour connaître la douceur de vivre ; ils ont vu la Révolution, âge héroïque, époque d’enthousiasme et de passion, de cruauté et de gloire ; ils ont vu se développer la prodigieuse épopée militaire qui commence à Jemmapes pour finir à Waterloo ; ils ont vu s’élever, tomber, se relever, puis disparaître tragiquement de la scène du monde l’homme qui, depuis Charlemagne, y a tenu la plus grande place ; ils ont vu enfin le descendant des anciens rois de France remonter sur le trône de Louis XVI et s’appliquer en vain à renouer les anneaux d’une chaîne à jamais brisée. Tragédie, comédie, féerie, rien ne leur a manqué. Mais prendre plaisir à ce genre de spectacle n’est pas donné à tous. Une pareille jouissance suppose un goût peu commun de l’observation, une sorte de dilettantisme raffiné bien rare en un temps où toutes les facultés étaient absorbées par l’action. Maury n’était ni un observateur, ni un penseur. Sa correspondance est singulièrement dépourvue d’idées générales, d’appréciations personnelles, de vues d’ensemble, de tout ce qui révèle un esprit supérieur s’élevant au-dessus des faits pour les comprendre et les juger. Les événemens et les hommes l’intéressent peu pour eux-mêmes : il voit dans les uns des occasions à saisir et des dangers à éviter, dans les autres, des auxiliaires possibles ou des adversaires éventuels. Sa philosophie de l’histoire ne va pas au-delà. Pour observer, pour réfléchir, pour juger choses et gens, il faut une liberté d’esprit que ne possède pas l’homme uniquement préoccupé de lui-même et de frayer son chemin dans le monde. Avant tout et par-dessus tout, Maury est un ambitieux. Mais l’ambition revêt des formes diverses. Chez lui, ce n’est pas ce besoin féroce de domination qui poussait à tous les excès les mauvais tyrans de l’ancienne Grèce ou les aventuriers de l’Italie du moyen âge, ni cette frénésie du pouvoir qui animait Napoléon. C’est l’amour des places, des pensions, des titres, des décorations, des honneurs, de toutes les flatteries de l’amour-propre et de la vanité. C’est l’ambition de ce qui se donne et non de ce qui se prend. C’est, au fond, la passion de l’avancement ; au service de cette passion et de ceux qui, successivement, lui paraissaient en état de la satisfaire, il a mis son remarquable talent d’écrivain, ses dons oratoires de premier ordre, son savoir-faire, son instruction solide et étendue. Ces rares aptitudes expliquent sa rapide ascension dans le monde et comment le prestolet du Comtat est devenu grand-vicaire, prédicateur du roi, député aux Etats-généraux, évêque, nonce, cardinal, archevêque de Paris, comment, en ce temps où l’on passait roi ou empereur, il a pu penser qu’il passerait pape ! Mais les succès ne sont pas complets s’ils ne