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seul moyen qu’il imaginât pour se garantir de pareilles couleuvres était de se tenir dignement à sa place. Werther ne s’y était pas tenu ; le comte de C*** l’avait chassé ; c’était bien fait. Mais comment Wolfgang s’exposait-il aux mêmes aventures puisqu’il connaissait le monde ? Pourquoi se liait-il à la légère avec le duc de Saxe-Weimar ? Allait-il se ravaler à être un amuseur de princes ? Il était bien naïf de se fier aux invitations de Charles-Auguste : — « On veut se moquer de lui, répétait le vieillard ; on veut le couvrir de confusion. »

Ses inquiétudes étaient honorables. On lui sait gré de s’être insurgé, lui sorti du peuple, à l’idée que son glorieux fils pût entrer par la petite porte chez n’importe qui, fût-ce un souverain. Son tort fut de s’y prendre par trop mal pour retenir son jeune ambitieux. Werther remuait l’Europe entière, Faust était commencé, et M. Goethe persistait à n’autoriser la littérature sous son toit qu’à l’état de hors-d’œuvre et à momens perdus. Le métier d’avocat restait pour lui le principal, et il harcelait son fils de reproches parce que les cliens (il y en avait quelques-uns de réels) se plaignaient d’attendre six mois une réponse. En désespoir de cause, il s’était mis à étudier les dossiers et à fournir des conclusions toutes faites à maître Wolfgang. Il n’y gagna que cette réflexion des Mémoires : — « Mon père… ne me laissait pas suivre mon chemin ;… il s’efforçait de plus en plus de m’implanter sur un sol où je ne pouvais pas prospérer. » Sans compter que les tracasseries en tout genre allaient leur train. On lit dans une lettre de Goethe à Kestner, écrite pendant une absence de Francfort : — « Voici la lettre de mon père. Dieu bon ! s’il m’arrive de vieillir, faudra-t-il que je devienne aussi comme cela ? Faudra-t-il que mon âme se détache de ce qui est bon et aimable ? Étrange. Il semblerait que plus l’homme avance en âge, plus il doive s’affranchir du terre-à-terre et du mesquin… Mais il devient toujours plus terre-à-terre et plus mesquin. Il ne me reste… qu’à oublier qui je suis, où je suis et ce que je suis. »

Sa mère vint à son aide avec la décision qui l’avait fait surnommer l’Action par Goethe. Quoi qu’il pût arriver à son fils dans le vaste monde, tout valait mieux que de le laisser s’user en luttes stériles. Elle lui obtint la permission d’aller passer « quelques semaines » à la cour de Weimar. Le grand-duc annonça aussitôt qu’il enverrait un de ses carrosses prendre son hôte à Francfort. Au jour dit, point de carrosse, et le vieux conseiller de triompher : — « Il veut se moquer de toi, — il veut te couvrir de confusion. » Quinze jours se passent dans l’attente, avec ce refrain irritant dans les oreilles : — « Il veut se moquer de toi… Il veut se moquer de