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monstruosité. » Le refus de payer l’impression d’une « belle monstruosité » était bien dû aux mânes des trois unités.

Je me figure que Werther, l’année suivante, le réconcilia un peu avec la littérature de son fils. Que de fois il dut se dire, en lisant les malheurs et les souffrances du jeune Werther : — « Comme c’est bien fait ! » Je ne parle pas des peines d’amour, qui ont pris toute la place dans l’imagination du public ; je parle des souffrances d’un être ardent et supérieur comme l’était Goethe lui-même, ambitieux comme lui, et bourgeois, toujours comme lui, qui veut sortir de sa sphère, se mêler aux grands sous prétexte qu’il a plus de mérite qu’eux, et qui se heurte à tant de préjugés de caste, reçoit tant d’avanies, qu’il prend, d’écœurement, un pistolet et se tue. L’effort d’un noble représentant de la classe moyenne pour s’élever, sa défaite finale et sa punition, voilà ce qui faisait du roman de Goethe une œuvre profonde, d’une grande portée sociale, en Allemagne, et en 1774. M. Émile Montégut a été, je crois, le premier, dans un admirable article paru ici même[1], à signaler le vrai sens de ce livre fameux. « Supposez, disait-il, que son amour contrarié n’existe point, qu’il n’ait jam ais connu Charlotte, et sa destinée sera la même. Charlotte n’est dans sa vie qu’un accident qui sert à précipiter le dénoûment ; voilà tout. Le grand malheur de Werther, c’est qu’il existe une contradiction entre sa condition et ses sentimens. Werther pourra penser comme un prince, il ne sera jamais qu’un bourgeois ; il pourra sentir comme la nature la plus fine et la plus exquise, il ne sera jamais qu’un employé. » Grâce à cette contradiction, il n’y a pas place pour lui dans une société où les bourgeois sont tenus d’accepter les humiliations et de faire des courbettes, et c’est ce que Werther, pour son malheur, n’a pas soupçonné. « Enfant d’un siècle nouveau, animé de sentimens nouveaux, dépourvu de tout préjugé, Werther a cru que tout le monde était aussi franchement dégagé que lui des superstitions du passé. Il s’est trompé. Il n’a pas vu que l’ombre du passé s’étendait sur lui, absolument comme l’ombre du moyen âge s’étend sur Hamlet. Il pense comme un homme moderne, et il ne voit pas que le spectre de l’ancien régime le poursuit. »

M. Goethe comprenait tout cela, et comme il était fier, mal disposé pour les grands en sa qualité de citoyen d’une ville libre, il n’admettait pas que son fils se mît de gaîté de cœur dans la position humiliante de Werther à la soirée du comte de C***. Le

  1. 15 juillet 1855. Réimprimé dans un volume intitulé : Types littéraires et fantaisies esthétiques (Hachette).