Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

époux exorcisait l’esprit nouveau ? Elle lui ouvrait les portes et les fenêtres, empruntait Klopstock, que ses enfans apprirent par cœur, et envoyait son fils, âgé de dix ans, entendre du Marivaux et du Diderot au théâtre français de Francfort. Elle s’intéressait passionnément aux vieilles légendes, aux héros de la bibliothèque bleue[1] : Fortunatus, la belle Mélusine, les quatre fils Aymon, et elle fut bouleversée par Hamlet à une époque où les Francfortois, qui ignoraient encore Shakspeare, traitaient la pièce « d’insanité » et même, ce qui est plus original, de a farce. » — « Hamlet une farce ! ! ! Oh ! ! ! » écrivait Mme Goethe. En un mot, c’était une romantique avant la lettre, un répertoire vivant d’hérésies, l’influence la plus déplorable pour un enfant voué à ne jurer que par Gottsched. Précisément pour ces raisons, Wolfgang lui avait donné sa confiance littéraire. Ce pauvre M. Goethe n’avait pas de chance.

Il se tourmentait, et non sans cause. Comment ne se serait-il pas tourmenté ? Il avait arrêté de longue main un « plan de vie » pour son fils. Telle année, à la Saint-Michel, il partirait pour l’Université, Il serait docteur en droit à telle date, épouserait une jeune fille qui était déjà choisie, et deviendrait avocat ou homme de loi dans sa ville natale, où il habiterait le second étage de la maison paternelle. Tendant qu’il feuilletterait ses dossiers, M. Goethe donnerait des leçons à sa bru, puis à ses petits enfans, et il n’y aurait rien de changé rue de la Fosse-aux-Cerfs qu’une génération de plus. N’était-ce pas la sagesse, le bonheur, et tout autre père de famille doué de prudence n’en aurait-il pas décidé de même ? Cependant, à mesure que les années passaient, M. Goethe ne prévoyait que trop que cela n’irait pas tout seul et qu’il aurait des révoltes à réprimer. L’enfant curieux et inventif était devenu un adolescent précoce et ardent, difficile à gouverner et avec qui les chocs étaient fréquens. Nous savons par Poésie et Vérité ce qui se passait en lui durant cette crise toujours périlleuse. Il était impossible d’attendre avec plus d’impatience l’heure de s’envoler du nid ; mais ce n’était pas pour y revenir plus tôt avec un diplôme. C’était pour vivre enfin, pour sortir de ce Francfort où il étouffait, de ce cercle bourgeois où chacun, en somme, pensait comme M. Goethe qu’il faut avant tout savoir se tenir à sa place. Une angoisse l’étreignait à la pensée de recommencer pour son compte l’existence terre à terre de son père. « Je sentais, dit-il, tout cela sur mon cœur comme un horrible fardeau dont je ne savais me délivrer qu’en essayant de me figurer un tout autre plan de vie

  1. La collection s’appelait en allemand Volksschriften ou Volksbücher. Elle s’imprimait à Francfort, sur du papier à chandelles, comme notre bibliothèque bleue.