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altier, impétueux, le jeune empereur pourrait bien finir un de ces jours par s’impatienter, par clore le débat d’un coup violent d’autorité. Voilà pourtant ce que c’est que de trop parler ! M. de Bismarck, dans sa tournée récente en Allemagne, dans ses voyages ou ses stations à Berlin, à Dresde, à Vienne, à Munich, à Kissingen, M. de Bismarck n’a pu se contenir. Il ne s’est pas contenté de recevoir des ovations, qui étaient un dédommagement pour la grande victime de l’ingratitude des princes et une malicieuse représaille contre le souverain qui a frappé ce grand coup ; il a cru devoir parler. Il s’est laissé interroger, et il a parlé un peu partout ; il n’a pas caché ses amertumes, ses ressentimens. Chose plus grave ! il a fait des incursions au moins étranges dans la politique extérieure de l’Allemagne. Il s’est répandu en paroles acerbes contre son successeur, contre M. de Caprivi ; il n’a pas craint même de faire le procès de la politique qui a préparé une rupture peut-être irréparable entre l’Allemagne et la Russie, et par une particularité assez bizarre, c’est à un Autrichien qu’il a fait la confidence de ses griefs contre une politique qui aurait sacrifié l’amitié russe à l’intimité avec l’Autriche. Bref, c’est la guerre de l’ancien chancelier contre le nouveau chancelier ou plutôt contre le souverain lui-même.

Que le langage tenu par M. de Bismarck dans ses voyages à travers l’Allemagne ait profondément irrité l’empereur à Berlin, cela n’est pas douteux et la riposte n’a pas tardé. Par ordre impérial, le Journal officiel a publié un rescrit que Guillaume II faisait adresser à ses représentans diplomatiques à l’étranger, au mois de mai 1890, deux mois après la disgrâce de M. de Bismarck, et lorsque l’ancien chancelier commençait déjà cette guerre acrimonieuse et sarcastique qu’il n’a cessé de poursuivre depuis. Ce morceau de diplomatie tiré des archives pour la circonstance est certainement curieux. Sous une apparence de réserve et de ménagement affecté pour celui qu’on appelle encore le « grand homme d’État, » le ministre qui a rendu « d’immortels services, » le « Bismarck d’autrefois, » on ne cache pas une sévérité assez dédaigneuse pour le « Bismarck d’aujourd’hui, » pour ses jugemens qu’on appelle lestement des « opinions subjectives, » des assertions qui n’ont pas une valeur réelle. L’exécution était déjà bien commencée. Ce n’est pas tout. Le rescrit secret de 1890, publié aujourd’hui au Reichsanzeiger, est complété par une dépêche toute récente adressée à l’ambassadeur d’Allemagne à Vienne, au prince de Reuss, et qui fait une allusion hautaine à « un bruit de rapprochement entre l’empereur et le prince de Bismarck. » Que M. de Bismarck se soumette par une première démarche, bien, l’empereur verra sans doute ce qu’il doit faire ; mais, même dans ce cas, il faut qu’on sache bien qu’un rapprochement n’irait jamais jusqu’à rendre à « l’ancien chancelier une influence quelconque sur la marche des affaires. » Voilà donc la rupture complète !