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début de l’invasion, dans une ville de l’est, les Allemands, entrant en maîtres, avaient examiné s’ils pouvaient s’approprier les sommes déposées dans les caves de la succursale de la Banque de France ; ils s’arrêtèrent, parce que c’était un établissement privé, placé à ce titre sous la sauvegarde des lois de la guerre. Si c’eût été un établissement de l’État, ils s’en seraient évidemment emparés, et c’eût été une aggravation de plus dans une crise qui ne faisait que commencer, qui était déjà effroyable. On n’en reviendra pas à ces extrémités, nous avons cette confiance. Notre frontière est gardée par une armée nombreuse et exercée, prête à se dévouer pour la défense du pays ; mais il suffit que ce soit possible pour qu’on voie aussitôt l’avantage de laisser son vrai caractère à une institution qui n’a cessé de remplir tous ses devoirs envers les intérêts privés comme envers l’État.

Oh ! sans doute, on est exposé à rencontrer des résistances dans cette institution organisée comme elle l’est, comme elle doit l’être ; on n’obtiendra pas d’elle le crédit gratuit ; on n’aura pas à la première réquisition tout l’argent qu’on voudra. Il faudra négocier avec ses scrupules, avec sa prudence ; mais c’est précisément ce droit, cette force de résistance qui fait la solidité de son crédit, l’efficacité de son appui à certaines heures, — et M. Camille Pelletan, pour récriminer, pour faire le procès de la banque de France, va chercher un étrange exemple. Il choisit une circonstance, — cette tragique époque de 1870-1871, — où la Banque ajustement rendu les plus éclatans services, où peut-être sans elle tout se fût rapidement effondré, — et nul n’a mieux éclairé cet épisode des jours de crise qu’un homme mêlé aux finances de la défense nationale, ami de Gambetta, — Laurier, qui a dit depuis : « Un financier doit toujours être conservateur, même quand il appartient à un parti qui ne l’est pas. »

La situation était assurément terrible, surtout à mesure qu’on approchait de la fin. De toutes parts, on prétendait réorganiser des armées, on dépensait jusqu’à 10 millions par jour ; d’un autre côté, l’argent s’épuisait, on ne savait plus où en trouver. Le représentant de la Banque à Bordeaux, agent d’une sévère intégrité, d’un esprit mesuré et correct, M. Cuvier, se défendait d’ajouter à des avances qui s’élevaient déjà à près de 1 milliard, et Gambetta, avec son impétuosité naturelle, jetait feu et flamme ; il menaçait de faire un éclat, de briser la Banque, de recourir à un papier d’État, c’est-à-dire au papier-monnaie : il adressait à Laurier ces dépêches violentes qu’on a lues l’autre jour. Laurier, appuyé sur le comité des finances, s’efforçait de tout concilier, de tempérer la fougue de Gambetta et en même temps de ménager la Banque pour la décider à des avances nouvelles ; il sentait bien qu’il fallait de l’argent ; il sentait aussi que si on tombait dans le papier-monnaie, on ne savait plus où l’on allait, on risquait de tout perdre. « Il faut que vous sachiez, disait-il plus tard devant la