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Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
               Aux bosquets de l’Ida.

Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre au pied des murs de Troie
                La belle Cressida.


Même en ce mouvement, imité de Shakspeare, dans cette brûlante évocation des belles nuits passées, dans cette émulation des deux amans se rappelant l’un à l’autre les fabuleuses veillées d’amour, même ici la musique se contient et se maîtrise. Pas de cris, pas de ces furieuses poussées d’orchestre qui précipitent Iseult haletante aux bras de Tristan éperdu ; la vie cependant anime cette scène, mais la vie supérieure, idéale, dont vivent encore les marbres et dont jadis vivaient les dieux.

De ces dieux et de ces marbres, nous venons de traverser l’éblouissante patrie. Hier nous avons vu, sur les mers de la Grèce, aux premiers rayons du jour, s’allonger, comme des formes de femmes, les pures silhouettes des îles et des rivages antiques, et devant Paros et devant Milo, dans la chanson des vagues, avec la poésie d’Homère et celle de Virgile, entre le ciel et la mer d’Ionie, la musique de Berlioz s’est mise à chanter.

On sait avec quel éclat une petite fille de Meudon, qui n’a pas vingt ans, s’est révélée dans le rôle de la reine de Carthage. — Mlle Delna possède une admirable voix de mezzo-soprano, pure, égale, moelleuse et puissante, et cette voix chante bien, très bien, surtout naturellement bien, sans paraître avoir appris ; « Comme on chante à vingt ans, » dit la vieille romance. Oh ! non ; à vingt ans on n’a pas coutume de chanter ainsi : avec cette simplicité, cette sobriété, ce style, ces nuances délicates, cette noblesse ingénue et cette heureuse ignorance du mauvais goût, de l’affectation et de l’emphase. Vous pouvez devenir une grande artiste, Mademoiselle. De vous-même, il semble que vous n’ayez presque rien à craindre : seulement, une légère et fâcheuse tendance à grossir les notes graves de votre voix. Vous n’avez pas d’autres défauts ; mais vous pouvez en acquérir : les flatteurs, et certains professeurs aussi, vous y aideraient. Plutôt que des leçons de chant, prenez maintenant des leçons d’art et des leçons d’âme. Ne faites plus que de la musique, comme disait Platon, qui entendait par là une infinité de belles choses. Il vous faut les connaître, les aimer, et peut-être alors serez-vous un jour plus encore que Didon : Iphigénie, Alceste, la sublime héroïne de l’antiquité lyrique, que notre génération n’a pas connue et qu’elle attend.

Camille Bellaigue.