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voguent dans les ciels d’été. Puis ces voiles légers se dissipent, se fondent au soleil et l’hymne lumineux reparaît et sourit.

La reine toutefois demeure inquiète. De son hôte maintenant elle réclame le récit des infortunes troyennes. « Apprenez-moi le sort de la belle Andromaque. » Le héros le lui apprend, et Didon alors laisse échapper un soupir dont Virgile et Racine eussent envié l’adorable pudeur. À ces récitatifs de grand style succède un merveilleux quintette ; Berlioz y a concilié, sans apparence d’effort ni de gêne, la beauté des formes musicales avec la vérité et la variété des expressions musicales. « Où vous égarez-vous ? Voilà votre chemin, » serait-on tenté de dire à notre école française en leur montrant de semblables modèles. Et du septuor qui suit, quelles leçons encore ne tirerait-on pas ? Ah ! vous aurez beau raisonner à perte de vue sur la vérité au théâtre, sur l’invraisemblance des ensembles en musique, attendu que plusieurs personnes ne doivent pas parler à la fois. Arguties ! comme disait le bon Labiche. Il se peut que plusieurs personnes aient tort de parler ensemble ; mais de chanter ensemble elles ont raison, quand elles chantent le sublime septuor des Troyens. Et c’est justement l’ensemble des sept voix d’abord, puis des chœurs, qui donne à cet admirable nocturne ses résonnances profondes et pour ainsi dire ses dessous de velours.


Tout n’est que paix et calme autour de nous ;
La nuit étend son voile et la mer endormie
Murmure en sommeillant ses accens les plus doux.


Sur ces trois pauvres vers se déroule une admirable nappe d’harmonie. Au sommet de l’orchestre, des flûtes, des instrumens limpides, répètent une note invariable qui semble un scintillement d’étoile ; plus bas ondulent les voix, bercées par une houle puissante et douce ; quelquefois un soupir étouffé des timbales rythme l’haleine régulière et le sommeil des flots. On voit dormir la mer et ses rivages ; on les entend rêver. Lentement, la mélodie suit sa course nocturne. Elle traverse des modulations pareilles à des zones successives de pénombre et de clarté ; du ciel elle descend peu à peu sur les vagues et s’y repose mollement, tandis que, à la surface des eaux, la voix de la reine, errante en nonchalans détours, semble tracer des arabesques d’argent.

Wagnériens, que pouvez-vous penser d’aussi paisibles splendeurs ? Maintenant les ombres sont tout à fait tombées ; l’un après l’autre se sont éloignés les témoins de ce délicieux crépuscule. Énée et Didon restent seuls et leurs deux voix unies soupirent un duo d’amour, sinon sans rival, au moins sans pareil. Il en est de plus dramatiques, de plus sensuels ; il n’en est pas un plus égal, plus uniment harmonieux et mélodieux, plus passionné pourtant, mais à l’antique, sans qu’un seul instant la passion en déforme la beauté.