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vaguement assombrie par le retour en mineur d’un motif instrumental qui court à travers le duo, reliant ces deux voix de femmes, comme parfois, dans les vignes romaines, un feston de pampre unit deux colonnettes de marbre.

D’un bout à l’autre de l’ouvrage, les mêmes caractères se manifestent, aussi opposés aux tendances actuelles que conformes aux traditions classiques. Classique, voilà le mot qui renferme la définition et l’analyse des Troyens. Par ce mot il faut entendre, avec Sainte-Beuve, « une forme large et grande, une et sensée, saine et belle en soi, » en ajoutant à toutes ces qualités, comme faisait lui-même le maître critique, « des conditions de régularité, de sagesse, de modération et de raison qui dominent et contiennent toutes les autres. » En ce sens très large et très pur, elle est classique aujourd’hui et pour jamais, l’inspiration de Berlioz le révolutionnaire, l’échevelé, le sectaire et le fou (jadis on lui donna tous ces noms). Elle est en quelques parties égale, supérieure peut-être à l’inspiration de Gluck… Les Troyens, qui ne sont pas un chef-d’œuvre, contiennent un chef-d’œuvre : le second acte, ou du moins ce qu’on nous donne pour le second acte dans la version actuelle et très mutilée de l’Opéra-Comique. Cet acte comprend un ballet, un air, un quintette, un septuor avec chœurs et un duo. Est-il rien (les titres seuls des morceaux en témoignent), rien de moins wagnérien ? En tout cas, il n’est rien de plus beau, ni chez Wagner, ni chez nul autre. Chez Wagner, surtout, rien n’est beau de cette beauté sereine, reposée et reposante. Sur ces pages fraîches et pures, pas une fois n’a passé le souffle de Bayreuth, l’énervant siroco qui dessèche, qui brûle et tend les nerfs, comme des cordes, jusqu’à les faire crier.

C’est le soir, un soir d’Afrique, dans les jardins de Didon. La reine, languissante, a suspendu les danses qui l’importunaient. Elle demande au poète Iopas de chanter sur un mode grave et doux, et Iopas obéit :


                         Citharâ crinitus Iopas
Personat auratà.


Le Iopas de l’Opéra Comique n’avait point la chevelure du rapsode virgilien et ne s’accompagnait pas sur la lyre. Mais son chant est si beau, si purement antique, qu’à l’écouter on croit voir et entendre Apollon aux boucles blondes promener ses doigts mélodieux sur la cithare d’or. Quel calme en cette invocation à Cérès ! Quelle piété véritablement païenne, exempte de trouble et de terreur, quelle confiance en la bonne déesse ! Parfois des ombres non pas de tristesse, mais de rêverie traversent la cantilène, pareils aux beaux nuages blancs qui