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théoriciens, grands arrangeurs de faits pour les besoins de leurs théories, et qui voudraient poser Berlioz en précurseur, ou en coadjuteur de Wagner, alors même qu’il en est, comme ici, l’antagoniste et le formel contradicteur.

Du type wagnérien, l’opéra de Berlioz diffère par tous ses élémens essentiels. Le sujet d’abord y est aussi humain et concret, qu’il est, dans la Tétralogie, par exemple, abstrait et surnaturel. En outre, le leitmotiv, pierre angulaire du wagnérisme, en est absent. Berlioz n’a pas caractérisé par des formules musicales les sentimens ou les passions de ses personnages. L’expression psychologique (les Grecs eussent dit : l’ἦθος) de cette musique y perd-elle quelque chose en force et en justesse ? Je ne le crois pas et pour ne le pas croire non plus, songez seulement à l’admirable fin du dernier air de Didon. Adieu, beau ciel d’Afrique ! murmure la reine, et soudain, se rappelant le duo chanté jadis avec l’infidèle, elle en répète exactement et les paroles et la mélodie : Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie ! Nous n’avons pas ici, dans le sens wagnérien du mot, un leitmotiv, c’est-à-dire un motif ramené pour la centième fois avec une centième variante, mais un motif rappelé une fois seulement, identique à lui-même, au moment où s’impose un souvenir. N’ayant pas été usé, ni seulement escompté par d’innombrables redites, ainsi ramassé en cet étroit et unique passage, l’effet ne se produit qu’avec plus de soudaineté et de puissance.

Par d’autres côtés encore, la forme des Troyens s’écarte de la forme wagnérienne. D’abord, l’orchestre de Berlioz n’exerce pas la même tyrannie que celui de Wagner. Il partage avec le chant la souveraineté, sans un instant de jalousie, sans une velléité d’usurpation ou seulement de querelle. Il accompagne les voix comme des amies auxquelles on fait honneur et non comme des captives auxquelles on fait escorte. Il les entoure et ne les étouffe pas, et d’un bout à l’autre des Troyens, c’est dans les parties vocales que se trouve le centre de gravité, la clé de voûte de l’édifice sonore. Est-ce à dire par là que l’orchestre se désintéresse du drame ? En aucune façon : il s’y mêle, au contraire, et s’y donne parfois sans réserve. Associé, confident de toute joie et de toute peine, il sait écouter, comprendre et répondre. Il est un écho, un reflet, et comme les reflets et les échos, il possède la douceur avec la fidélité. Ce n’est pas tout. Au lieu de la mélopée infinie chère à Wagner ; au lieu de ce fluide étrange, souvent irrésistible et presque toujours insaisissable, qui circule à travers les œuvres du maître de Bayreuth, on ne rencontre dans les Troyens que des mélodies parfaitement définies, ayant chacune, avec sa personnalité, son autonomie, offrant à l’oreille les lignes arrêtées, le relief plastique que présentent aux yeux les formes de l’architecture et de la statuaire.

Sur toutes ces questions d’ailleurs, que son temps commença d’agiter,