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tombe grièvement blessé : « Faites cesser le feu ! lui crie le général von Isowitz. — Monsieur, ce n’est pas mon affaire d’arrêter le feu de mes soldats, c’est la vôtre ! » répond l’officier français. N’est-ce pas aussi beau que tous les mots classiques de Fontenoy et d’ailleurs ?

Oh ! je vous entends. — Il ne s’agit pas de beauté, mais de vérité. — Cela aussi est de la vérité, telle que la donnent de froids rapports officiels, — des documens. Ce sont d’autres aspects de la vérité, qui en a beaucoup. Elle n’est complète que si vous les montrez tous. Oserai-je ajouter que ces dernières vérités sont les plus utiles à montrer ? Ce mot scandalisera les intransigeans du réalisme. Pourtant, ils admettent encore qu’un homme doit être utile. Un livre, n’est-ce pas un être vivant ? Pourquoi ne serait-il pas astreint aux mêmes obligations que l’homme ? Je pense, je l’avoue, aux exemplaires graisseux de la Débâcle qui vont courir les casernes, les chambrées. Nul n’ignore qu’il y a deux façons de lire, sans aucun rapport entre elles. Pour nous, dilettantes, la lecture n’est que l’enquête sur une réussite d’art : « Ce détail est exact, bien mis au point ; cet autre est bien inventé. Très réussi. » Pour les simples, tout ce qui est imprimé tient du catéchisme et de l’almanach ; c’est un impératif catégorique. « Puisque des soldats, des officiers, agissent et parlent ainsi, et que ce monsieur si savant enregistre la chose, c’est donc qu’en pareille circonstance il faudra agir et parler comme eux. » — Je vois aussi les nombreux exemplaires qui vont se répandre sur le monde, à l’étranger. Si l’on y lisait ce qui nous fâche tant : que l’Allemagne est une grande nation, avec de grandes venus qui ont surmonté les nôtres un moment, — personne ne s’étonnerait, car l’étranger sait cela et rend justice à l’Allemagne. Mais le monde s’étonnera de découvrir une France si petite, si putréfiée ; même dans le temps de l’éclipse, il attendait d’elle ce rayon voilé qui nous lait aimer des uns, respecter des autres. — Montrez au monde nos Lapoulle, si vous voulez : qui n’a pas les siens ? Mais montrez-lui aussi nos Sonis.

On conclura de ces réserves que je demande un joli tableau militaire, le soldat de parade pimpant et mensonger : Avant le combat… Certes non. Faites la guerre horrible, mais avec d’autant plus de noblesse que vous la ferez plus hideuse. C’est la loi même de l’art ; le trivial n’y est supportable que dans les matières à plaisanterie. Le sujet de la Débâcle commandait nécessairement un livre triste. Il y a des tristesses douces ; il y en a d’amères et de salubres ; celle que nous laissent les peintures de M. Zola, qu’il décrive une ambulance ou une noce, est presque toujours déprimante et désespérée.