Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous. Dans son estimation de notre vitalité, selon lui si profondément atteinte par l’empire, l’historien-romancier semble ne pas tenir compte de ces efforts multiples, incoercibles, qui soutinrent pendant six mois une résistance unique dans les annales des guerres récentes. Efforts réguliers, irréguliers, groupant les vertus traditionnelles et les convulsions du sentiment révolutionnaire, peu importe la source et le mobile, pour reformer un faisceau toujours renaissant. La Débâcle ne reflète pas un instant la physionomie vraie de cette résistance, follement conduite, sans doute, maudite alors par les gens à courte vue, mais infiniment sage dans son principe et à jamais bénie, car tout ce que nous sommes aujourd’hui dans le monde, nous le devons à cette heure, à l’opinion que nous avons prise de nous-mêmes et donnée aux autres. Rien de ce qui s’est accompli dans ces derniers temps n’aurait pu se faire, sans cette preuve initiale de force ; on mesure la vigueur probable du convalescent à celle qu’a su déployer le blessé. Notre peuple a l’instinct de cette relation entre sa sécurité actuelle et son effort d’alors. Le peuple fait le plus souvent des choses profondément justes par des raisons apparentes qui sont fausses. S’il garde dans son cœur le nom de Gambetta, s’il élève des statues au dictateur de Tours et inscrit ce nom sur les rues de toutes les villes, ce n’est pas, comme il le croit peut-être, pour rendre hommage à des billevesées politiques ou aux maladroites boutades du tribun contre le cléricalisme ; l’objet de sa tendresse inconsciente et justifiée, c’est l’homme qui comprit la grande nécessité, qui incarna l’âme de la France, qui fut et demeure le vrai, le principal fondateur de notre puissance présente. — Or, ce nom et cette page décisive de notre histoire ne figurent pas au compte des profits et pertes, dans le bilan dressé par M. Zola.

Me permettrait-il de lui signaler un curieux livre, récemment traduit de l’allemand ? Ce sont les Souvenirs d’un prisonnier de guerre prussien, M. Fontane, publiciste d’outre-Rhin, qui suivait son armée en amateur. Les Allemands ayant occupé Toul, aux premiers jours d’octobre, il eut la curiosité d’aller visiter Domrémy. Comme il frappait avec sa badine sur la statue de Jeanne d’Arc, pour s’assurer si elle était en bronze, des francs tireurs lui mirent la main au collet ; ce procédé lui causa un étonnement que j’ai de la peine à partager. Dirigé sur Langres, décrété de bonne prise, il fut promené pendant un mois d’étapes en étapes dans tout le midi de la France, jusqu’à Oléron, où il acheva son temps de captivité. Cet honnête homme d’écrivain n’est pas un sot, car l’Allemagne vient de lui décerner le grand prix Schiller ; il observe bien et froidement ; le témoignage qu’il rend de nous ne ressemble guère à tout ce qu’on a écrit en France