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seule des deux forces en présence, dans le terrible duel qu’il raconte. Accordons-lui pour un instant que sa conception de la France impériale est juste et que toutes les énergies étaient taries. Encore faudrait-il nous expliquer en quoi consistait la supériorité de l’adversaire. La victime n’a pas été égorgée par une main anonyme, et c’est l’impression que laisse le roman, avec son trou vide à la place où l’on attend l’Allemagne. Je demande à voir l’Allemagne. Notre auteur ne nous donne que deux visions de l’armée ennemie ; de près, dans les corps à corps de Bazeilles, des fauves au poil roux, dévisagés un moment ; de loin, sur cet amphithéâtre de la Marfée où les bourgeois de Sedan braquent leurs lunettes, des lignes noires de petits soldats de plomb, avec un petit soldat de plomb en avant, le roi de Prusse. Ayant pris une fois ce cliché, M. Zola le fait repasser à satiété sous nos yeux, sans jamais le développer. Qu’y avait-il dans ces soldats de plomb ? Pourquoi nous ont-ils vaincus ? Celui-là seul qui saura et osera le dire fera le livre définitif sur la guerre. La grandeur, la large beauté humaine, et aussi la leçon salutaire de ce livre, on ne les tirera que d’une franche opposition entre l’esprit de France et l’esprit d’Allemagne, incarnés en des êtres agissans et parlans, qui entre-choqueront dans le drame leurs deux âmes. Si M. Zola ne l’a point fait, ce n’est pas manque d’un courage que personne ne lui refuse ; quand il croit devoir foncer sur une vérité, il n’est pas homme à se laisser arrêter par quelques criailleries, par les préjugés d’un patriotisme faussement alarmé. Lui qui est si bien documenté sur le champ de bataille de Sedan, il sait à coup sûr ce qu’on y vit, ce qu’on y entendit, le soir du 1er septembre 1870. C’était un tableau pour tenter sa plume, ces innombrables lignes de feux qui étoilaient toute la vallée de la Meuse, ces chants graves et pieux que des centaines de mille voix se renvoyaient dans la nuit. Point d’orgie ; nul désordre, nul relâchement ; la garde montée sous les armes, jusqu’à l’achèvement de la tache implacable ; des hymnes au dieu de la victoire et à la patrie absente ; on eût dit une armée de prêtres qui venaient de sacrifier. Ce seul tableau, peint comme le romancier sait peindre dans ses bons jours, nous eût révélé quelles vertus, défaillantes dans notre camp, avaient asservi la fortune dans l’autre.

Oui, il fallait nous montrer, dans l’âme de ces « soldats de plomb, » la face dure, brutale, répugnante à notre génie doux et humain ; mais aussi la face sérieuse, la longue accumulation de volonté dans le devoir, la discipline de tout un siècle au service d’une idée ; et, dans « le premier soldat de plomb, en avant, » l’esclave couronné d’une consigne, sincèrement persuadé de sa mission ; le laborieux ouvrier qui fauchait impitoyablement la moisson, certain d’avoir mérité sa paie après ses longues journées de