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se renverse au profit du second ; c’est lui, l’inculte, qui détient la vraie force, qui la fait tutélaire pour le civilisé ; et ces cœurs séparés par les barrières sociales se pénètrent fraternellement. Voilà des vues perçantes et soutenues. J’aime bien aussi le colonel de Vineuil, une sorte de drapeau vivant que M. Zola promène de loin en loin sur le front du régiment, comme la personnification désolée du vieil honneur militaire. On n’aperçoit que ses dehors, — ah ! cela, toujours, — nous ne connaissons de lui qu’une noble silhouette et un beau geste coutumier ; nous voudrions bien apprendre, par quelques effusions, les retentissemens intimes de la tragédie au fond de cette âme ; elle doit être plus intéressante que les âmes de Chouteau et de Lapoulle, sur lesquelles nous sommes si abondamment renseignés. D’aucuns prétendent qu’à s’insinuer trop avant dans ce cœur, on n’y trouverait que les sentimens catalogués des colonels de M. Scribe, chez qui Vineuil aurait servi dans sa jeunesse. N’importe, l’apparition est fière. Et si le pauvre général Bourgain-Desfeuilles est une caricature outrée, sachons encore gré au romancier de ce qu’il n’a pas infligé le même sort à l’empereur. Je tremblais de voir arriver un Napoléon III d’estaminet, conforme au poncif des politiciens haineux, et tel qu’on peut se figurer le souverain de 36 millions de Rougon-Macquart. M. Zola n’a pas donné dans le piège, il n’a pas jeté de boue à cette infortune. Sauf l’invention fantaisiste du fard appliqué sur les joues, le pâle crayon qu’il trace de l’empereur reste exact et digne. On ne voit que les dehors du personnage, toujours ; il ne dit pas les paroles qu’un Shakspeare ou un Goethe auraient arrachées à son malheur ; mais sous la sauvegarde de grave pitié que l’écrivain lui accorde, ce fantôme, entrevu derrière la vitre par les gens de Sedan, est bien la victime sacrée du destin ; anéanti par d’atroces souffrances, cherchant la mort, il achève de gravir le calvaire, avec son fatalisme, sa bonté lasse, son impuissance de paralytique intelligent, poussé par d’autres aux fautes dont il a la vision trouble.

Parmi les épaves que la débâcle charrie à travers les Ardennes, militaires et civils, hommes et femmes, M. Zola en choisit quelques-unes pour ébaucher des épisodes romanesques, qui serpentent en marge du sujet principal. Il y touche avec une discrétion et une retenue auxquelles il ne nous avait guère habitués. Un de ces épisodes lui a fourni trois pages superbes. Avant d’aller se battre, Honoré s’engage à Silvine et pardonne la faute de la pauvre fille ; la fenêtre est ouverte sur la nuit, le « souffle pénible des troupes » qui passent la Meuse monte comme une respiration de mort jusqu’à cet amour ; le soldat et la paysanne échangent quelques mots brefs et un baiser. Ces trois pages, c’est simple, sobre et beau comme le meilleur Millet. Je sais des choses autrement belles dans la