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demment, tandis que Philippe, tirant une grande dague, en frappait Villon à la lèvre supérieure. Villon, la lèvre fendue, la bouche pleine de sang, sortit sa dague de sa ceinture, sous son petit manteau, et blessa Philippe à l’aine ; mais Jehan le Mardi, qui était revenu, lui arracha la dague, qu’il tenait de la main gauche. Alors Villon ramassa une pierre et la lança au visage de Philippe, qui tomba aussitôt. À peine Villon eut-il vu le prêtre à terre, qu’il s’enfuit chez un barbier pour se faire panser. Le barbier, devant faire un rapport, lui demanda son nom et celui de l’homme qui l’avait blessé. Et Villon lui donna le nom de Sermoise « afin que le lendemain il fût attaint et constitué prisonnier ; » mais lui-même déclara se nommer Michel Mouton. Il est impossible de ne pas remarquer dans cette scène, racontée par deux lettres de rémission qui furent rédigées sur les propres notes de François Villon, quelques traits qui caractérisent l’homme. On ne peut douter qu’il savait avoir irrité Philippe Sermoise. Pourtant il se lève à son arrivée, et l’invite à s’asseoir au frais ; lui donne du « beau sire, » fait l’étonné ; et, quand il se défend, frappe au bas- ventre et de la main gauche. Il y a quelque traîtrise dans le coup de pierre de la fin. Et, après avoir blessé grièvement son adversaire, il se hâte de le dénoncer pour le faire arrêter. Quant à lui, il craint les démêlés avec la justice. Il trouve sur-le-champ ce nom de « Michel Mouton, » comme s’il l’eût préparé dès longtemps pour de semblables aventures. C’était la première affaire grave où il était compromis : mais son attitude restera la même, dans les circonstances pareilles, jusqu’en 1463. Il aura la même crainte d’être poursuivi, essaiera, comme ici, de dissimuler, aimera mieux préparer les affaires et en profiter que les mettre à exécution ; et, dans la rixe de 1463, il ira jusqu’à pousser ses compagnons dans une bagarre, pour certaines raisons qu’il a, en se gardant d’y prendre part, et en prenant la fuite aux premiers coups de dague. Le mensonge reste un des traits les mieux fixés de son caractère, et on verra, au cours du séjour qu’il fit à Blois, que Charles d’Orléans semble l’avoir noté.

Cependant on porta d’abord Philippe Sermoise aux prisons du cloître Saint-Benoît, où il fut interrogé par un examinateur au Châtelet. Là il aurait déclaré qu’il pardonnait à son meurtrier « pour certaines causes qui à ce le mouvoient. » Mais c’est la lettre de rémission rédigée sur les indications de François Villon qui l’affirme. Puis on le transporta à l’Hôtel-Dieu, où il mourut le samedi suivant. Malgré les protections de maître Guillaume, et le prétendu pardon du prêtre, François Villon fut arrêté, mené au Châtelet et jugé par la prévôté. Le meurtre d’un prêtre était chose fort grave, et on n’admettait guère l’escrime de la dague dans la