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30 kreutzer. Caspar Goethe eut désormais le droit de se faire appeler « Excellence » dans les occasions officielles. Il paya cet honneur d’une oisiveté forcée qu’il employa à faire le régent de collège aux dépens des siens. Au surplus, fort honnête homme et ne manquant pas de dignité.

Son fils en a parlé d’un ton chagrin dans Poésie et Vérité[1]. En général, Goethe n’avait qu’une tendresse médiocre pour sa lignée paternelle. Il lui préférait la branche maternelle, moins humble et plus riante. Sa mère était une Textor, d’une vieille famille bourgeoise où l’on comptait plusieurs générations de juristes distingués. Le trisaïeul de Goethe était professeur de jurisprudence, son bisaïeul conseiller aulique. Son grand-père Textor avait pratiqué le droit avant de devenir maire de Francfort, haute dignité qui lui valait de jouer le premier rôle dans les cérémonies publiques. Il portait le dais sur la tête des empereurs. A la maison de ville, son siège était d’un degré au-dessus des sièges des échevins ; c’était à lui que les députés de Worms, de Nuremberg et de Bamberg venaient offrir solennellement, avant l’ouverture de la foire, les présens symboliques dont le sens s’était en partie perdu : le poivre, « représentant de toutes les marchandises ; » trois paires de gants « merveilleusement tailladés, piqués et façonnés avec de la soie, signe d’une faveur accordée et acceptée ; » des baguettes blanches, des pièces d’argent et un vieux chapeau de feutre. A l’issue de l’audience, le maire remettait les présens symboliques à sa femme, qui versait le poivre dans la boîte aux épices et distribuait les menus objets aux enfans de la famille. Il n’y avait personne, ce jour-là, qui ne s’enorgueillît en son cœur d’appartenir de près ou de loin au vieux Textor.

Pour lui, les honneurs ne l’avaient point gonflé. Il prouva son bon sens en refusant de se laisser anoblir par l’empereur ; il disait que ses filles, qui étaient sans fortune, ne trouveraient à se marier ni dans la bourgeoisie ni dans la noblesse quand elles seraient des demoiselles de qualité. La simplicité de ses goûts paraissait dans la conduite de sa vie. Le matin, il allait à la maison de ville, vaquer aux affaires publiques. En rentrant au logis, il mettait la longue robe de chambre et le bonnet de velours noir plissé qui lui donnaient l’air, selon Goethe, de « représenter un personnage mitoyen entre Alcinoüs et Laërte ; » comparaison qui semble indiquer, chez le grand poète, des idées originales sur le costume antique. En cet équipage, qui ne lui ôtait rien de son aspect imposant, le grand-père Textor allait au jardin soigner

  1. On sait que c’est le titre des Mémoires de Goethe.