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De trois enfans qu’elle avait eus, il ne lui était resté qu’un fils, nommé Caspar, qui a été le père du poète. Caspar avait annoncé dans son jeune âge des facultés exceptionnelles. Ce fut du moins ce que crurent découvrir les yeux prévenus de ses parens, et Caspar fut choisi pour être la gloire de la famille, l’homme supérieur qui décrasserait le nom de Goethe et ferait souche de gros bourgeois en belle perruque poudrée et jabot de dentelle. On lui fit faire de bonnes études, et il n’aurait tenu qu’à lui de s’avancer dans les emplois à sa portée, s’il eût été moins têtu et moins maniaque. Mais il avait plu à la nature de donner un cerveau étroit, rempli d’idées bizarres et désagréables, au père d’un des génies les plus libres qui aient existé.

C’était un grand homme robuste, au menton un peu en avant, et à la bouche serrée de paysan avare. Taciturne et opiniâtre, il avait l’humeur sombre et était ennemi de la joie. Jouir de la vie, même en toute innocence, lui paraissait coupable. La vie était faite pour peiner, et il peinait, et il faisait peiner les autres, sans trêve ni repos. Il eût été mieux à sa place, et beaucoup plus heureux, au village, à faire suer des florins à son champ par une lutte patiente de paysan contre le gel, la grêle, le hâle, les intempéries et les accidens qui rendent la terre ingrate. Sa dureté aurait passé pour courage, son entêtement pour constance. Sa ladrerie n’aurait plus été que de l’ordre et de l’économie. Condamné par l’ambition des siens à être un monsieur de la ville, il s’était appliqué laborieusement à des travaux pour lesquels il n’était point fait, et il n’y avait gagné que de devenir pédant par-dessus le marché. Il avait la tête très dure, n’apprenait qu’avec des peines incroyables, et il eut beau suer sang et eau toute sa vie sur ses livres, compulser, annoter, prendre des leçons et faire des devoirs à l’âge d’être grand-père, il ne fut jamais qu’un maussade pédagogue.

Le mal eût été médiocre s’il s’était contenté de se donner des pensums à lui-même, mais il était venu au monde une férule à la main. Son pédantisme était agressif, et il n’avait malheureusement rien à faire du matin au soir que d’instruire son prochain. Au sortir des bancs, il avait demandé je ne sais quelle place aux autorités de Francfort et avait essuyé un refus. Cela le piqua. Il se retira sous sa tente et s’exclut lui-même, pour l’avenir, de tous les emplois de Francfort, ville libre et très jalouse de son indépendance, en se faisant conférer par l’empereur Charles VII le titre purement honorifique de conseiller impérial. On a retrouvé récemment dans les archives de la famille la lettre par laquelle l’empereur lui accorda cette faveur moyennant la somme de 313 gulden