Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on le remarque chez la Vierge de Jean Belin, provenant de la galerie Contarini, et que l’on voit au musée de Venise.

Le lendemain matin lorsque je montai à cheval, elle m’apporta le verre d’eau du départ, je lui remis un foulard que je portais au cou et qu’elle avait admiré ; selon l’usage, elle me baisa la main. Je partis, plusieurs fois je me retournai, elle était restée immobile au seuil de sa maison, et, de la main, me faisait un signe d’adieu. J’étais fort ému. Je retrouve la note écrite à l’heure même : « Qu’est-ce donc que cette mélancolie, qui parfois nous saisit en quittant des êtres à peine entrevus ? Est-ce un mystérieux avertissement que nous touchons au bonheur de notre existence ? Est-ce la réminiscence d’une création antérieure ; est-ce une promesse pour la vie future ? » Six ans après, en 1850, je passai de nouveau à Smyrne. Le lendemain de mon arrivée, j’étais en selle et je traversai la plaine, où les troncs des oliviers séculaires semblent avoir été tordus par les mains de quelque Briarée. Le cœur me battait un peu. Je n’étais plus l’éphèbe à peine majeur, soumis aux impressions subites, mais je n’avais que vingt-huit ans et tout en chevauchant vers le point que je connaissais bien, je récitais les strophes de la Tristesse d’Olympio. Lorsque j’aperçus le village d’Iakakeui, disséminé sur le coteau où ses maisons grises se confondent avec les terrains gris, je m’arrêtai ; longtemps je le contemplai, triste, hésitant, n’étouffant point un soupir de regret ; puis brusquement je tournai bride ; je franchis l’ancienne voie romaine qui va vers Magnésie, je cherchai, je retrouvai un caroubier à l’ombre duquel j’avais dormi lors de mon premier voyage, et j’eus plaisir à le revoir. Lorsque je revins à Smyrne, mon compagnon m’interrogea : « Comment est-elle ? » Il écouta mon récit, et s’écria : « Es-tu fou ? » — Non pas ; je crois avoir été sage.

L’autre pays, — l’autre maison, — que je voulus aller revoir n’est point aux environs du Mélèze et du mont Pagus ; nul champ des morts ne l’ombrage de ses cyprès. Il est situé en plein cœur de France, dans le Maine, dans la vieille contrée de chouannerie, où les bleus et les blancs ne se ménagèrent, ni les embuscades, ni les assassinats. C’est là, dans une ancienne commanderie de templiers, qui avait apparence d’un repaire de malandrins perdu au milieu des bois que, jusqu’à l’année 1836, je passais mes vacances d’écolier. Il était moins ample qu’aujourd’hui, le congé d’automne qui coupait en deux l’année scolaire ; mes cinq semaines de libération étaient rapidement écoulées. J’en jouissais avec frénésie, me levant tôt, me couchant tard pour tâcher d’en augmenter la durée. Comme ils fuyaient, ces jours heureux, et avec quelle amertume je les effaçais chaque soir de mon calendrier ! J’avais beau les compter et les recompter, leur nombre allait en diminuant et