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place, les œuvres d’art même, devant lesquelles je suis si souvent, si longtemps resté en contemplation, reculent à l’arrière-plan et semblent s’effacer de ma mémoire pour laisser toute ampleur à des images qui la charment encore après tant d’années écoulées. Est-ce à dire que je voudrais, si j’en avais la force, chausser de nouveau la sandale du voyageur et refaire les routes où ma jeunesse a savouré tant de jouissances ? Non pas ; les impressions ne seraient plus les mêmes, les yeux qui ont regardé autrefois ne sont plus ceux qui regarderaient aujourd’hui ; le cerveau si rapide aux impressions s’est induré au choc multiplié des jours et s’étonnerait peut-être de ses émotions d’antan. Il est cependant des tableaux que je voudrais voir surgir sous mes yeux, pour éprouver cette sensation à la fois exquise et douloureuse que produisent certains rêves, en nous transportant au milieu des plus précieux incidens de la jeunesse. Oui, je serais heureux de pouvoir contempler, ainsi que dans un diorama dont les images se succèdent, certains spectacles dont je fus attendri au temps de mes grandes courses.

L’île de Chio éblouissante dans les rayons du soleil levant, avec ses forêts d’orangers et ses petits palais génois suspendus aux flancs roses de la montagne ; la plaine de Cœlé-Syrie où paissent les troupeaux de dromadaires mêlés aux bandes de cigognes ; les cimes blanches du Liban apparaissent au-dessus des cèdres et à l’horizon l’on aperçoit les ruines de Baalbeck noyées dans les brumes nacrées. De mon long voyage sur le Nil, dont j’ai gardé tant de chers souvenirs, ce qui s’évoque de soi-même le plus fréquemment, c’est un petit coin de la rive arabique, au-delà de Cheikh-Abadeh, qui fut la ville d’Antinoé bâtie par Hadrien, en commémoration de son Antinoüs. Sous bon vent, toutes voiles déployées, ma cange remonte le fleuve, les matelots sont joyeux et chantent en s’accompagnant du darabouck ; au fond d’une anse creusée sur la grève, au pied d’une montagne qui semble être de miel, à l’ombre d’un mimosa, s’arrondit une basse coupole lavée au lait de chaux, autour de laquelle volent les blanches hirondelles de mer : c’est Cheick-Saïd, le tombeau de quelque derviche mendiant. Certes, le paysage n’a rien de grandiose, mais il est si doux qu’il m’a été impossible de ne le pas aimer et que j’y pense toujours avec tendresse.

Le 18 août 1850, fête de Sainte-Hélène, je ne l’ai pas oublié, je suis resté assis, du matin jusqu’au soir, sur une des collines lépreuses qui bordent le lac Asphaltite, au-dessus du ravin par où l’on va vers le couvent de Mar-Sabah. A mes pieds, dans la coupe qui n’est peut-être qu’un immense cratère envahi par les eaux, la Mer-Morte, lourde et luisante, ressemblait à un lac d’étain en