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rayonnement de leur amour-propre. Si, au lieu de ne songer qu’à eux, ils avaient pu s’oublier et penser aux autres, ils auraient moins souffert et auraient compris la grandeur de leur temps ; ils n’auraient point douté des jeunes générations et auraient envisagé avec sécurité l’avenir dont ils ne feront point partie.

Ce n’est pas une des moindres infirmités de la vieillesse que cette myopie égoïste qui empêche de voir autour de soi ; on en souffre et l’on en fait souffrir les autres. Comme tout ce qui est injuste, la négation systématique est douloureuse et lorsque, sous prétexte de regrets, elle englobe toute une période, elle devient absurde. Les bonnes gens qui, ayant outrepassé la soixantaine, ferment résolument les yeux aux œuvres d’aujourd’hui, se voilent la face, lèvent les bras au ciel et crient o tempora, o mores ! ces bonnes gens, à force de se tourner vers les choses d’autrefois, en ont contracté je ne sais quelle raideur qui les empêche de se pencher vers les spectacles immédiats : c’est le torticolis du souvenir. Ils sont sincères dans leur erreur, et c’est de bonne foi qu’ils accusent la jeune race encore grandissante d’être dégénérée, pour ne pas dire déjà décrépite. Ils oublient, ces prophètes de la désespérance, qu’aux environs de leur majorité, alors qu’ils étaient joyeux et tout en éclosion de leurs passions nouvelles, à table, au dessert, à côté de camarades trop désaltérés et de jeunes personnes peu farouches, ils oublient qu’ils ont chanté la vieille chanson :


Les enfans de nos enfans
Auront de fichus grands-pères ;


ils oublient surtout que ces grands-pères ne sont autres qu’eux-mêmes. On peut conclure qu’il convient, lorsque l’on est vieux, de se rappeler que l’on a été jeune ; pour plus d’un cela n’est pas facile.

Chaque époque a sa grandeur, sa gloire et ses joies ; il ne suffit pas de ne pouvoir en jouir pour s’arroger le droit de les nier. J’imagine qu’ils étaient succulens, les raisins que le renard trouvait trop verts. Les dyspeptiques ont coutume de prêcher la sobriété. Quelle est la vieille femme qui n’ait dit, qui n’ait cru que les jeunes gens ont perdu toute habitude de galanterie. S’accommoder du temps où l’on vit, c’est un grand art ; s’accommoder de son âge, c’est preuve de sagesse. Il n’est période si terne qui n’ait sa lumière ; il n’est vieillesse si lourde que ne puisse soulever quelque contentement qui ranime l’esprit et réchauffe le cœur. Plus que les jeunes gens, les vieillards tiennent à l’existence ; ils ne la