Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en a fini avec tout apprentissage, qu’il a droit à la vie et que le monde va lui faire place. Il a passé huit ou neuf ans au collège, dans un milieu qui, de 1830 à 1840, participait de la caserne et du couvent ; il a vécu forclos de l’existence sociale ; on lui a enseigné beaucoup de belles choses qui ne lui seront d’aucune utilité pratique au cours de sa vie, mais il n’a rien appris des usages du monde et pour cause ; il ne saura point se protéger, car on ne lui a pas indiqué les périls : non-seulement on ne l’a pas armé pour le combat, mais on ne l’a même pas averti qu’il aurait à combattre. Il est sans défense et sans défiance.

Tout le monde, pédagogues et parens, semble s’être donné le mot pour lui cacher la vie. Le plus souvent à ses questions on a répondu : tu sauras cela plus tard. Non-seulement il ignore la vie, mais, — et ceci est plus grave, — il se la figure, pour mieux dire, il la défigure, car celle qu’il imagine ne ressemble en rien à celle qui est. Lecteurs, souvenez-vous de vos dernières années de classes et dites si la vie a répondu à l’image que vous vous en étiez faite et que l’on s’était complu à vous en faire, sous prétexte qu’il ne faut pas porter atteinte aux illusions de la jeunesse. C’est charmant, la voix des illusions ; mais déjà au temps d’Homère, c’était le chant des Syrènes. Donc le garçon, frotté de grec, bourré de latin, badigeonné de philosophie, orné de rhétorique, muni d’histoire et verni de quelque science arrive en Sorbonne, le cœur battant. Ému jusqu’à l’angoisse, il s’assoit devant quatre honnêtes gens qui n’ont jamais causé préjudice à personne et qui cependant ont fait bien des malheureux. On l’interroge ; il traduit trois vers de Sophocle, six lignes de Tacite, il ne confond pas Molière et Corneille, il reconnaît, avec bonne foi, que Louis XIV est mort en 1715, il fait une règle de trois et démontre qu’une sécante est une ligne droite qui coupe une circonférence en deux points. Il n’a commis qu’un nombre toléré d’erreurs ; il est reçu : dignus, dignus est entrare ! on lui délivre un parchemin embelli de sceaux et de signatures : coût : cent francs !

Il est libre. De l’obscurité scolaire, il passe subitement au plein soleil et reste ébloui. S’il fait quelques écoles, ce n’est peut-être pas lui qu’il convient d’en accuser, mais le système d’enseignement, c’est-à-dire l’absence d’éducation qu’il a dû subir. En une seule année, en moins d’une année souvent, il la fait, cette éducation, dont on s’était ingénié à lui cacher les ressorts ; mais toute expérience se paie, il l’apprend à ses dépens et constate qu’Emile Augier a eu raison de dire dans les Lionnes pauvres : « On fait ses classes au collège, on ne fait ses humanités que dans le monde. » Et il en sera ainsi tant que la paternité et la maternité, pour mieux