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escortant, par fonction, les lourds tonneaux qui s’en allaient du côté de Pantin ou de MontFaucon. Il faut avoir une âme singulièrement énergique et une robuste conviction pour résister à de telles épreuves.

Nous savons ceux qui ont triomphé des avanies du sort, nous avons entendu proclamer leur nom au milieu des applaudissemens, nous avons joui de leur gloire qui accroît celle de la France ; nous les saluons parce qu’ils sont illustres et que leur illustration rejaillit sur le pays ; mais ceux qui ont succombé en route, ceux que leur débilité physique, aggravée par les privations, a vaincus, ceux qui sont morts à la peine en disant, comme André Chénier : « J’avais quelque chose là ; » ceux qui ont été détruits avant de pouvoir se manifester et qui ont emporté, dans leur tombe ignorée, le secret de leur talent, peut-être même de leur génie, nous ne les connaissons pas. Ils ont disparu avant l’heure propice, tombés dans la bataille inhumaine, faits pour la lumière, ensevelis dans l’obscurité, semblables à ces soldats du premier empire aptes à devenir des maréchaux de France, des dompteurs de nations, des improvisateurs de victoires, et qu’une balle perdue a tués alors qu’ils étaient lieutenans ou capitaines. A plus d’un l’on pourrait appliquer la vieille citation :


……… et si fata aspera rumpas
Tu Marcellus eris !


Ils n’ont pu briser les destins contraires et n’ont pas été. Qui doit-on accuser de la déconvenue ? L’homme lui-même, ou l’état social dans lequel il a vécu ? En vérité, je ne sais que répondre.

Ces jours d’angoisse, où l’on vit au hasard des heures et à la fortune des minutes, ces jours de délabrement m’ont été épargnés. Je doute fort que je les eusse supportés ; la misère et ce qu’elle comporte m’a toujours fait horreur. Les fatigues et la vie brutale n’étaient point pour m’effrayer lorsque j’étais jeune. Je serais probablement parti pour l’Algérie, j’aurais endossé le burnous rouge des spahis et j’aurais fait les chevauchées de la guerre. Plus d’un de mes camarades de collège, dégoûtés de la médiocrité de leur existence ou de la fonction qu’on voulait leur imposer, en ont fait autant, et, malgré quelques coups de sabre ou quelques coups de feu, n’ont pas eu à s’en plaindre, c’est le revenant bon du métier. Aujourd’hui, lorsque je les rencontre, je puis leur dire, en leur serrant la main : « Bonjour, mon général, comment vas-tu ? » Plusieurs sont tombés en Crimée, en Italie, en Lorraine, et n’ont point vécu sans gloire.