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Bien souvent, enfoui dans mon fauteuil, immobile comme si je dormais, éveillé, mais silencieux, soustrait au monde extérieur, le regard fixe et les mains inertes, bien souvent je suis resté si profondément absorbé par mes rêvasseries que je n’en sortais qu’avec un effort douloureux, comme s’il m’avait fallu rompre un charme qui m’eût enchaîné. Que de chères voix parlent alors ; qu’elles sont harmonieuses, malgré l’accent de tristesse dont elles sont voilées ; qu’elles sont ingénieuses à faire vibrer l’écho du souvenir ! Elles émeuvent, elles enchantent ; on voudrait les écouter toujours. Elles ont la douceur des airs qui ont bercé le sommeil de notre petite enfance et que l’on ne peut entendre sans attendrissement.

Cette heure « de lumière douteuse, » comme le dit si bien l’étymologie de son nom, qui chaque jour se reproduit, apparaît aussi et se prolonge plus ou moins au cours de l’existence ; elle sonne entre la vieillesse et la caducité ; elle conserve encore quelque reflet des lumières d’autrefois, mais elle annonce la nuit définitive que souvent elle précède de bien peu. Bientôt il conviendra d’allumer la dernière lampe, la petite lampe sépulcrale qui doit éclairer l’obscurité permanente, sans astre, sans aurore et où peut-être elle s’éteindra. C’est le crépuscule de l’âge qui, lui aussi, a sa douceur, car il est fait d’apaisement, d’indulgence et de résignation.

La vigueur fait défaut ; mais la débilité venue graduellement est enveloppée d’une sorte de somnolence qui endort les forces corporelles et les maintient dans un état indécis que j’appellerais volontiers la rêverie de la matière. Une à une les joies physiques ont disparu et l’on se souvient, non sans regret, de l’activité autrefois dépensée. Rien ne fatiguait alors et tout lasse aujourd’hui. Une nuit passée en wagon éreinte ceux qui, aux heures de la primevère, restaient juchés pendant des mois, sans défaillir, sur le dromadaire des caravanes. Au cours des années, les forces se sont épuisées par le seul fait du long usage ; l’élément vital qui les animait n’a plus l’énergie de les réparer ; tout effort leur est pénible, si pénible qu’il reste vain. « As-tu remarqué, me disait un de mes vieux camarades, que les architectes font maintenant les escaliers beaucoup plus raides qu’autrefois ? — Oui, mon ami, je l’ai remarqué. »

La guenille, chère au bonhomme Chrysale, a fait son temps ; elle ne rend plus que de faibles services, tout juste assez pour démontrer qu’elle n’est pas entièrement détruite ; d’elle on n’exige plus rien, par prudence autant que par commisération ; on ne la contraint pas, on se contente de ce qu’elle donne d’elle-même, en