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l’ennemi, voici venir la crise, la défaillance morale, en un mot, quoique ce mot coûte à dire, la trahison.

Le général Jarras se demande si, dès la nouvelle du 4 septembre, la pensée de devenir l’arbitre de la situation n’avait pas germé spontanément dans cette tête ; je ne le crois pas. Le germe, c’est un génie malfaisant, mais puissant et habile, qui l’y a semé, implanté, cultivé. C’est M. de Bismarck qui a été le grand tentateur ; c’est lui qui a fait miroiter devant Bazaine, devant son regard bassement avide, toutes les jouissances de l’ambition satisfaite et de la vanité repue. Sous prétexte de régler l’échange des prisonniers, des officiers de l’état-major du prince Frédéric-Charles étaient venus en parlementaires jusqu’au grand quartier-général, et l’on avait observé qu’après chacune de ces visites le maréchal se répandait en mauvais propos sur les hommes du 4 septembre et sur la répugnance qu’ils soulevaient dans les départemens. Comment le pouvait-il savoir ?

Un soir, le 23 septembre, un inconnu se présente aux avant-postes de Moulins. « Que faites-vous là ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ? — Je viens pour voir le maréchal Bazaine, que je dois entretenir. » On l’amène au quartier-général. « Qui doit-on annoncer ? — C’est inutile, je m’annoncerai moi-même. » Il reste une heure en tête-à-tête avec le maréchal, et retourne au château de Corny, résidence du prince Frédéric-Charles. Le lendemain 24, il reparaît. Le commandant en chef fait quérir le général Bourbaki et le maréchal Canrobert. A l’issue de cette conférence à quatre, le général Bourbaki revêt des habits civils, et, la nuit faite, part avec l’inconnu. Le 25, le général Desvaux reçoit du maréchal Bazaine l’ordre de prendre le commandement de la garde impériale, en remplacement du général Bourbaki en mission.

L’inconnu était un aventurier, un intrigant, du nom de Régnier ; c’était un agent de M. de Bismarck. Il s’était présenté au maréchal comme venant de la part de l’impératrice qui désirait conférer en Angleterre, soit avec le maréchal Canrobert, soit avec le général Bourbaki. Le maréchal Canrobert s’était récusé, le général avait accepté, mais à la condition d’être couvert par un ordre écrit, sur quoi le maréchal lui avait délivré la pièce suivante : « L’impératrice régente désirant avoir auprès d’elle M. le général Bourbaki, cet officier-général est autorisé à se rendre auprès de Sa Majesté. »

Comme épilogue à cet incident étrange, voici l’extrait d’une lettre adressée par le général Bourbaki au ministre de la guerre du gouvernement de Tours : « Une aventure des plus extraordinaires m’a fait sortir de Metz. Un monsieur Régnier est venu voir le maréchal Bazaine. Il disait que M. de Bismarck traiterait avec