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ajoute justement une complication de plus à cette situation italienne, c’est l’intervention personnelle, active du roi lui-même. Jamais la fiction constitutionnelle n’a été plus hardiment déchirée. Il est évident que le roi Humbert a eu le principal rôle dans les dernières crises, qu’il a pris ce rôle dans l’intérêt d’une politique qui est la politique du prince encore plus que la politique d’un ministère, qui a de plus le mauvais sort d’être la première cause des embarras dans lesquels se débat l’Italie. Il n’a pas craint d’engager son autorité personnelle, par une manifestation de volonté immuable dans ses alliances, et comme pour mieux caractériser le rôle qu’il a cru devoir prendre, à peine a-t-il eu sauvé son ministère, il est parti pour Berlin !

Le roi Humbert à Berlin et à Potsdam, ce n’est là sans doute rien que de simple. Il devait cette visite à l’empereur Guillaume ; il se proposait de la faire il y a deux mois, il la fait aujourd’hui avec la reine Marguerite. Les deux souverains sont reçus avec autant de cordialité que d’éclat : c’était bien dû à de si fidèles alliés ! Ils ont été fêtés, ils ont passé des revues, ils sont allés prier au tombeau de l’empereur Frédéric, comme l’empereur Alexandre Ier allait autrefois prier au tombeau du grand Frédéric ; ils ont eu même à l’Opéra de Berlin une représentation de gala où la blonde Allemagne et la brune Italie, figurées par de jeunes actrices, se donnaient la main sous le regard complaisant du génie de la paix. Il n’y a pas là de quoi remuer l’Europe, ni émouvoir les chancelleries ou les nations voisines. Malheureusement, par les circonstances dans lesquelles il se produit, ce voyage a peut-être ses inconvéniens, non certes pour les relations de l’Italie avec d’autres pays, mais pour les Italiens eux-mêmes. S’il n’y a qu’une coïncidence, elle est au moins disgracieuse ; s’il y a un calcul, il est assez naïf ou un peu imprudent. Toujours est-il qu’accompli dans un moment où l’Italie sent plus que jamais le poids de la politique des grands arméniens, au lendemain d’une crise ministérielle, à la veille d’une crise électorale, le voyage du roi à Berlin ressemble à une manifestation conçue pour rallier l’opinion un peu ébranlée, pour dominer les élections. En d’autres termes, ce nouveau recours à la triple alliance a un faux air de vassalité de l’Italie vis-à-vis de l’Allemagne. Chose curieuse ! l’Italie a non sans raison une préoccupation jalouse de son indépendance : elle la défend du côté où rien certes ne la menace ; elle risque de la livrer sous prétexte de figurer parmi les grands empires, — lorsque le plus simple eût été et. serait encore pour elle de rester à ses affaires, de cultiver son jardin et de garder sa liberté au milieu des conflits du monde.

CH. DE MAZADE.