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nécessités qui pesaient sur lui, son imagination était restée jeune et fraîche ; il était aussi sensible que jamais à la beauté des paysages et des figures : « La beauté des femmes, disait-il, n’est plus et ne sera désormais pour moi qu’une image ; mais je la contemple avec la dévotion tranquille d’un vieil adorateur, qui ne brûle plus d’encens sur l’autel, mais qui offre encore son cierge, en ayant bien soin de ne pas s’y brûler les doigts. » Lorsqu’en 1831, profondément atteint dans sa santé, perclus de douleurs, à moitié paralytique, ses médecins l’envoyèrent en Italie et qu’il s’y rendit sur un bâtiment de l’État, ce fut avec ses yeux de jeune homme et de poète qu’il vit Gibraltar, Alger, Malte et le Vésuve. Il notait dans son journal les aventures de brigands qu’on lui narrait, et il s’intéressa vivement à un gros petit in-douze de la bibliothèque de Naples, renfermant les contes de ma mère l’Oie écrits en dialecte napolitain.

L’Italie ne lui avait pas rendu la santé, ses forces diminuaient rapidement. Il n’eut que le temps de regagner Abbotsford ; quand il y arriva accompagné de son gendre et de ses deux filles, il n’était que l’ombre de lui-même. Le lendemain de son retour, on le promena dans une chaise roulante à travers les allées de son jardin ; il admira ses gazons, ses boulingrins, ses roses, et il déclara qu’il avait vu bien des choses dans ses voyages, mais que rien dans l’univers ne valait sa maison. Quelques jours plus tard, il voulut revoir son cabinet de travail, on ouvrit devant lui son secrétaire, il se fit donner du papier, une plume ; mais elle glissa entre ses doigts : il ne pouvait plus écrire, il laissa retomber sa tête sur ses oreillers, et on vit de grosses larmes descendre lentement le long de ses joues. Le 21 septembre 1832, s’étant fait porter près d’une fenêtre, il contempla longtemps la vallée, le ciel, le visage de la femme qui le soignait, et, sentant venir sa fin, il dit : « Je saurai tout avant ce soir. » Ses conjectures se sont-elles réalisées ? Lui a-t-on donné quelque planète à garder et à gouverner ? Pour que son bonheur fût pur et plein, il faudrait que cette planète fût un monde très animé, qu’il s’y passât beaucoup d’histoires tristes ou gaies, qu’il eût la joie de les raconter et qu’il trouvât autour de lui des séraphins et des archanges éternellement curieux de les entendre. Il n’y a pas d’autre paradis pour les conteurs.


G. VALBERT.