Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensez-vous ? lui répondait-elle. Vous fumez un cigare après votre dîner, vous buvez du thé, autant de momens perdus. Non, vous n’irez pas au bois ; vous avez encore trois grandes pages à écrire pour achever votre tâche de ce jour. » — Il la traitait de sotte femelle, l’envoyait au diable, et, l’oreille basse, il retournait à son ouvrage. Il lui arriva d’écrire un volume en moins de deux semaines, et de la fin de 1825 au 10 juin 1827, il avait diminué sa dette de près de 700,000 francs.

Au fond, ses devoirs et ses chagrins lui plaisaient ; il avait toujours eu la passion des rudes besognes, il ne comprenait pas qu’on pût vivre sans travailler. Il croyait fermement à l’immortalité de l’âme ; il eût refusé d’y croire s’il avait pu penser que les bienheureux n’ont d’autre occupation que de se croiser les bras et d’écouter d’éternels concerts.

Il aimait à se persuader que la Providence leur délègue généreusement une portion de ses pouvoirs, qu’elle les emploie à veiller sur les royaumes de la terre ou à gouverner et à raccommoder quelques-uns des mondes répandus dans l’espace infini. Il laissait les houris aux musulmans ; mais il aurait mieux aimé mourir tout de bon que de revivre pour ne rien faire. Il tenait pour certain que Dieu fait travailler les justes, qu’il les occupe à revoir et à corriger ses épreuves.

En attendant, il travaillait pour ses créanciers plus que pour sa gloire. Aucun de ses ouvrages ne lui rapporta plus d’argent que son histoire de Napoléon, de celui qu’il appelait Boney. Il l’avait bâclée avec une précipitation fiévreuse, et, en Angleterre même, elle fut froidement accueillie. Si précieux que fussent les documens mis à sa disposition par le gouvernement anglais, jamais un grand sujet ne fut traité avec moins de grandeur. Ce sage était le moins spéculatif des hommes ; il détestait la révolution, et les philosophes sont seuls capables de comprendre ce qu’ils n’aiment pas. Mais, ce qui peut étonner davantage, ce poète ne s’est pas laissé séduire un instant par le charme tragique d’une miraculeuse destinée, cet admirateur des vieilles chroniques a raconté en avocat disert, doublé d’un moraliste maussade, le chapitre de l’histoire moderne qui ressemble le plus à une légende. Il n’avait eu cette fois d’autre muse que ses créanciers et ses préjugés. « Pauvre Walter Scott ! a dit Henri Heine. Si tu avais été riche, tu n’aurais pas écrit ce livre né par une inspiration banqueroutière et qui t’a été si bien payé. Louez-le, bons bourgeois ! Louez-le, philistins du monde entier, et vous, épiciers vertueux, qui sacrifiez tout pour payer des billets à échéance ! Seulement n’exigez pas que je le loue, moi aussi ! »

Que son Boney lui soit pardonné ! Si pressans que fussent ses créanciers, il a fait d’autres livres qui ont honoré sa vieillesse. Dès qu’il se retrouvait dans le monde des fictions, sa belle humeur lui revenait, et il recouvrait sa verve, ses grâces d’autrefois. Malgré les dures