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petites vanités ; il était un vrai sage, un philosophe pratique, doué d’une force d’âme peu commune. Il se vantait qu’il y avait dans sa famille une disposition naturelle au stoïcisme et qu’il en tenait. Ce stoïcien n’était pas un ascète ; il ne niait point, comme Épictète, que la douleur fût un mal, il ne méprisait pas le plaisir, il aimait à bien vivre. Il comparait son corps et son âme à ses deux chambres et Walter Scott à un bon souverain, qui s’appliquait à rester en de bons termes avec les deux moitiés de son parlement. Mais il était stoïcien par le prodigieux empire qu’il avait sur lui-même, par une persévérance héroïque dans ses résolutions, par l’énergie intense de sa volonté. Dans sa jeunesse, malgré son pied bot, malgré ses diverses infirmités, il avait réussi par ses efforts obstinés à devenir un habile et hardi cavalier, à grimper aux arbres, à jouer du bâton comme les plus robustes de ses camarades, et il se souvenait avec plaisir des prouesses qu’il avait accomplies « dans les combats de Bacchus, de Vénus et de Mars. » Il fit dans son âge mûr d’autres tours de force plus étonnans encore, et nous savons par un de ses secrétaires, M. Laidlaw, qu’étant gravement malade, il lui dictait de son lit quelques-unes des pages les plus amusantes d’un de ses romans, en mêlant aux plaisanteries qu’il faisait débiter par ses personnages les cris que lui arrachaient des souffrances aiguës.

On ne peut savoir exactement ce qu’il faut penser d’un homme avant de l’avoir vu aux prises avec le malheur. Walter Scott avait plus de cinquante ans lorsqu’il perdit sa fortune. Le coup fut terrible ; il plia un instant la tête, mais il resta debout. Les pages de son in-quarto où il a raconté ses angoisses et ses courageuses résignations sont les plus intéressantes de son journal. Nous avons tous nos faiblesses. S’il parlait de son talent avec une excessive modestie, et du talent des autres avec égards et souvent avec tendresse, il avait l’orgueil du propriétaire, du châtelain. Il avait fait d’Abbotsford un manoir magnifique, seigneurial, presque princier, où il se plaisait à offrir à tout venant une hospitalité charmante et un peu fastueuse. La terre, disait-il, avait été « son éternelle tentation, sa Dalilah. » Trop désireux d’arrondir son domaine, il avait contracté des emprunts, anticipé sur ses rentrées. Lorsqu’en 1825, son éditeur, dont il était l’associé, eut succombé dans une crise de librairie où trois grandes maisons firent faillite, Walter Scott se trouva devoir près de 130,000 livres sterling : — « Skene, dit-il à un de ses amis en apprenant la terrible nouvelle, la main que je vous tends est celle d’un gueux, je suis ruiné de fond en comble ! » — Il n’avait rien à craindre pour ses enfans ; ils étaient placés, ils étaient pourvus ; mais il ne pouvait se consoler d’être chassé de chez lui. Allait-on vendre Abbotsford, les bois qu’il avait plantés, les allées qu’il avait tracées ? Il pensait aussi à ses chiens, qui, pendant des années