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il n’avait plus besoin de compulser des chroniques et des légendes, il n’avait que la peine de se souvenir. A sa puissante mémoire imaginative, il joignait une vivacité d’impressions qu’il a conservée jusqu’à sa mort. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait, les moindres incidens de sa vie lui servaient à mieux comprendre les hommes et les choses d’autrefois, et à donner à ses fictions un air de réalité. Tout entier à son idée et rapportant tout à son sujet, les objets les plus indifférens lui fournissaient des inspirations. Il se comparait lui-même à une vieille femme que le bruit de son rouet excite à chanter.

Il pensait, comme il l’a dit dans la préface d’Ivanhoé, que dans tous les temps les passions humaines ont été les mêmes, que de siècle en siècle les opinions, les sentimens n’ont différé que par le costume. Ces barons normands qu’il a si bien peints, ces chevaliers hâbleurs et narquois, insolens et gouailleurs, à la langue aussi pointue que leurs souliers, il en avait rencontré plus d’un dans le beau monde de Londres, et c’est d’après nature qu’il les a dessinés. Ses franklins saxons, grands buveurs et gros mangeurs, au long manteau, aux épaules carrées, à l’épaisse mâchoire, à la démarche aussi lourde que leurs pensées, il les avait étudiés sur le vif, en conversant avec tel gentilhomme campagnard de son voisinage. Il avait passionnément aimé dans sa jeunesse Williamina Belches, fille unique et héritière de l’ancienne famille d’Invermay ; cet amour malheureux lui avait brisé le cœur, il avait eu beaucoup de peine, nous dit-il, à le raccommoder, et jusqu’à la fin, quand il le regardait de près, il y voyait la fêlure. Williamina Belches lui a servi trois fois de modèle, lui a fourni trois de ses héroïnes, et c’est à elle que nous devons les pages les plus exquises du Chant du dernier ménestrel, de Rokeby et de Redgauntlet. Ses romans, à quelque époque qu’ils se passent, sont pleins de choses vues. Les pédans l’accusaient de coudre le neuf au vieux, de mêler le moderne à l’antique, le présent au passé. Il les laissait dire : ce n’était pas un péché, c’était un secret, c’est ainsi qu’il s’y prenait pour ressusciter les morts.

Il avait un autre secret : il avait reçu de la nature une sérénité d’âme, qu’il a répandue dans ses récits. Comme tous les romantiques d’Allemagne et d’Angleterre, il admirait en dévot les vieilles coutumes, les vieilles légendes et les châteaux délabrés ; mais s’il partageait leurs goûts, il ne ressentait pas comme eux la nostalgie du passé et la mélancolie des ruines. Ce conservateur n’était pas un réactionnaire ; il n’y avait pas de place dans son cœur pour les regrets. Il rêvait beaucoup, et ses rêveries n’étaient jamais sombres. Les Irlandais, qu’il appelait les Gascons du royaume-uni, lui plaisaient parce qu’ils étaient gais : « Tandis qu’un Écossais, disait-il, pense au jour du terme ou, s’il n’a rien à craindre de ce côté, aux peines éternelles, tandis qu’un Anglais se fait dès ici-bas un enfer de son intérieur parce que son muffin a été