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répertoires vivans de toute la connaissance humaine ; en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là pendant deux heures ; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus ; ils ne pourraient pas subir de nouveau l’examen ; leurs acquisitions, trop nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur esprit, et ils n’en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a fléchi ; la sève féconde est tarie ; l’homme fait apparaît, et, souvent c’est l’homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne dans son office restreint ; il le remplit correctement, rien au-delà. Tel est le rendement moyen ; certainement la recette n’équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme jadis avant 1789, en France, on emploie le procédé inverse[1], le rendement obtenu est égal ou supérieur, et on l’obtient plus aisément, plus certainement, à un âge moins tardif, sans imposer des efforts si grands et si malsains au jeune homme, une si grosse dépense à l’Etat, une si longue attente et de tels sacrifices aux familles[2].

Or, dans les quatre Facultés, droit, médecine, sciences et lettres, on compte cette année 22,000 étudians ; ajoutez-y les élèves des écoles spéciales et les aspirans qui étudient pour y entrer, en

  1. Souvenirs (inédits), par M. X… Quoique l’admission aux Écoles préparatoires fût très précoce, « nos officiers de marine, du génie et artillerie passaient justement pour les plus instruits de l’Europe, aussi habiles dans la pratique que dans la théorie ; la place que les officiers d’artillerie et du génie ont tenue dès 1792 dans l’armée française a suffisamment prouvé cette vérité. Et cependant ils ne savaient pas la dixième partie de ce que savent aujourd’hui ceux qui sortent seulement des Écoles préparatoires. Vauban lui-même n’eût pas été en état de subir l’examen d’entrée à l’École polytechnique. » Il y a donc dans notre système « un luxe de science, fort beau en lui-même, mais qui n’est nullement nécessaire pour assurer le bon service de l’armée déterre ni de mer. » — De même dans les carrières civiles, barreau, magistrature, administration, et même dans les lettres ou les sciences. La preuve est dans le grand nombre des talens qui, dès 1789, se signalèrent à la Constituante. Dans l’Université naissante, on ne demandait pas la moitié des connaissances qu’on exige aujourd’hui ; rien de semblable à notre baccalauréat si chargé ; et cependant il en est sorti Villemain, Cousin, Hugo, Lamartine, etc. Jadis point d’École polytechnique ; pourtant l’on vit à la fin du XVIIIe siècle en France la plus riche constellation de sa van s, Lagrange, Laplace, Monge, Fourcroy, Lavoisier, Berthollet, Haüy, etc. (Depuis la date de cet écrit, le défaut du système français s’est beaucoup aggravé.)
  2. Certainement, en Angleterre et aux États-Unis, l’architecte et l’ingénieur produisent plus que chez nous, avec plus de souplesse, de fertilité, d’originalité et de hardiesse dans l’invention, avec une capacité pratique au moins égale, et sans avoir passé par six, huit ou dix ans d’études purement théoriques. — Cf. Des Rousiers, la Vie américaine, p. 619 : « Nos polytechniciens sont des érudits scientifiques… L’ingénieur américain n’est pas omniscient comme eux, il est spécial. » — « Mais il a, de sa spécialité, une connaissance profonde, il est toujours en quête de perfectionnemens à y apporter, et il fait beaucoup, plus que le polytechnicien, avancer sa science » et son art.