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Le Christ de M. Lhermitte, dans l’Ami des humbles, celui de M. Blanche dans l’Hôte, celui de M. Latouche dans la Sainte Cène, sont tous trois de grandeur naturelle. L’Ami des humbles est le Repas d’Emmaüs transporté dans une chaumière de paysans. Le Christ, assis à l’un des bouts de la table, est en train de rompre le pain et de se révéler ; assis devant lui, un vieux travailleur, chauve, à longue barbe, et un jeune ouvrier, font des gestes de surprise, tandis que, derrière eux, la ménagère et le gamin, à qui cette scène échappe, s’apprêtent à servir le repas. C’est la scène qu’on a vue chez Rembrandt, Véronèse, Titien et tant d’autres. Le degré de mérite y réside donc tout entier dans l’exécution, dans l’ordonnance expressive, plastique et lumineuse, dans la quantité de vérité, d’émotion, de noblesse morale que l’artiste aura su communiquer à ses acteurs. Le tableau de M. Lhermitte, sous ces rapports divers, est un ouvrage des mieux réussis. Le groupe des paysans, notamment, est traité d’une façon tout à fait remarquable, avec force et fermeté, dans cette gamme grise, grave, un peu triste, qu’affectionne M. Lhermitte, et qui convient ici parfaitement au sujet ; la peinture en est aussi plus soutenue, plus égale que d’habitude. On ne saurait parler de M. Lhermitte sans penser à l’un de ses imitateurs, M. David Millet, dont la facture, naguère martelée et papillotante, s’affermit aussi et se consolide à vue d’œil. Dans ses Paysans mangeant la soupe, il y a deux ou trois têtes d’une justesse parfaite et d’une exécution supérieure. On ne saurait étudier les types populaires avec plus de sincérité, d’intelligence et de respect pour ce que tout visage humain, même le plus vulgaire, offre de touchant et de beau, lorsqu’il est simple et ouvert. Pour en finir avec les apparitions du Christ dans des milieux inattendus, il faut signaler encore l’Hôte de M. Alfred Blanche. Cette fois, le jeune Israélite, en tunique bleuâtre, bénit le pain dans une salle à manger bourgeoise, très confortable, au milieu de toute une famille assemblée. C’est un prétexte à des études très modernes de personnages de différens sexes et d’âges différens, dessinés et peints avec plus de solidité que n’en met d’ordinaire M. Blanche dans ses figures isolées, d’une tournure juste et d’un jet original, mais dont l’exécution se montre trop souvent inégale, négligée ou fuyante. La dernière étude de ce genre à voir est la Sainte-Cène de M. Latouche, toile très lumineuse.

Il est peut-être plus intéressant d’étudier le mouvement moderne dans des œuvres franchement modernes où les peintres s’efforcent d’exprimer simplement, sans plus hautes visées, leurs sensations, de plus en plus raffinées, devant la vie et ses innombrables phénomènes. Nous n’avons pas à revenir sur l’influence croissante que