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épouvantail inattendu, sur le seuil d’un jardin banal, au milieu de nymphes coquettes, sous un jour brutal qui abrège le rêve et chasse le mystère, nul doute qu’elle n’y produisît un effet majestueux. La pesanteur même des draperies que la petite, mais nerveuse déesse, semble avoir quelque peine à soulever, est bien faite pour accentuer la vivacité énergique de son geste. Il s’agit donc bien moins, en fait, d’une restitution archéologique, d’après les textes, d’un essai de sculpture chryséléphantine ou polychrome, que d’une création personnelle, d’après la tradition, au moyen de toutes les ressources de la technique moderne mises en œuvre avec la liberté des artistes helléniques. Les gens de la Renaissance eussent salué, d’un cri d’admiration, une tentative si bien réussie. Le groupe de Galatée et Pygmalion ne nous reporte pas à un art si lointain ni si grave que cette Bellone, archaïque au moins d’allure et de style, sinon par l’exécution. Comme le jour où il a sculpté sa Tanagra, c’est à l’Asie voluptueuse et amollie, à l’Asie des Séleucides qu’a pensé M. Gérôme, plus qu’à l’Attique de Périclès. Il est naturel que cette légende du sculpteur chypriote qui voit s’animer l’œuvre de ses mains tente si fréquemment les artistes ; quel est celui d’entre eux qui n’a pas fait ce rêve ? Mais jamais, que nous sachions, cette légende n’a été racontée par la statuaire avec un sensualisme si raffiné et si savant. Pygmalion, vêtu d’une tunique courte, petit de taille, se raidissant sur la pointe des pieds, jette ses bras autour du cou de la Galatée qui, répondant à son étreinte, penche vers lui la tête, et plongeant ses doigts effilés dans sa chevelure crépue, offre à ses lèvres d’amant avide ses lèvres de maîtresse ardente. Cependant sur sa selle basse (qu’on sent tourner sous le mouvement du sculpteur), la statue, lentement métamorphosée, garde encore dans ses membres inférieurs la blancheur et la raideur du marbre ; seuls, la tête, les bras, le torse, teintés d’un léger incarnat, sont en possession de toutes les souplesses de la vie qui gagne peu à peu le reste du corps. Tant d’ingénieuses et subtiles recherches ne sont pas, assurément, celles d’un art grand et simple, et il a même fallu à M. Gérôme une présence d’esprit et de goût bien singulière pour ne pas tomber en quelque grossièreté en exprimant, avec une telle insistance, la vivacité du désir partagé et l’élan de l’étreinte amoureuse. On peut penser aussi que Pygmalion n’aurait rien perdu à ce que Galatée fût d’une beauté plus naïve et plus ignorante ; quand on peut se créer sa fiancée, il semble qu’on se la doive créer fraîche et virginale ; du temps des Séleucides, on pensait autrement, paraît-il. Quoi qu’il en soit, M. Gérôme s’est tiré de ce pas difficile avec une habileté qui sauve presque toutes ses hardiesses, et, d’un bout à l’autre,