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ans, il était formé et capable des plus hautes charges ; il n’avait plus qu’à vivre pour s’achever, pour devenir l’administrateur, le député, le ministre, le dignitaire que l’on a vu sous le premier Empire, sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, c’est-à-dire le politique le mieux renseigné, le mieux équilibré, le plus judicieux, et, à la fin, le plus considéré[1] de son temps.

Tel est aussi le procédé qui, encore aujourd’hui, en Angleterre et en Amérique, forme, dans les diverses professions, les futurs talens. À l’hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l’architecte, chez l’homme de loi, l’élève, admis très jeune, fait son apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant d’entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin d’avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à l’heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a, le plus souvent, quelques cours techniques qu’il pourra suivre à ses heures libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences quotidiennes qu’il fait. Sous un pareil régime, la capacité pratique croît et se développe d’elle-même, juste au degré que comportent les facultés de l’élève, et dans la direction requise par sa besogne future, par l’œuvre spéciale à laquelle dès à présent il veut s’adapter. De cette façon, en Angleterre et aux États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout ce qu’il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non-seulement un exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non-seulement un rouage, mais de plus un moteur. — En France, où le procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus chinois, le total des forces perdues est énorme.

De quinze à seize ans jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six, s’étend la période la plus féconde de la vie humaine ; il y a là sept ou huit années de sève montante et de production continue, bourgeons, fleurs et fruits ; c’est alors que le jeune homme ébauche toutes ses idées originales. Mais, pour qu’elles naissent en lui, pour qu’elles poussent, pour qu’elles soient viables, il leur faut, dès ce moment, l’influence excitante ou répressive de l’air ambiant dans lequel elles vivront plus tard ; elles ne se forment que là, dans leur milieu naturel et normal ; ce qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l’atelier, dans la mine, au tribunal, à l’étude, sur le chantier, à l’hôpital, au spectacle des outils, des

  1. Ce dernier mot est de Sainte-Beuve.