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ou moins grave, quand on avait besoin d’un diplôme, presque sans études, on l’obtenait[1]. — Aussi bien, ce n’était pas dans l’école, mais dans la profession, qu’on acquérait l’instruction professionnelle : à parler exactement, pendant six ou sept années, le jeune homme, au lieu d’être un étudiant, était un apprenti, c’est-à-dire un ouvrier novice sous un ou plusieurs ouvriers-maîtres, dans leur atelier, à l’ouvrage avec eux, et il s’instruisait en faisant, ce qui est la meilleure façon de s’instruire. Aux prises avec les difficultés de l’ouvrage, il sentait tout de suite son insuffisance[2], il devenait modeste, il était attentif ; devant ses maîtres, il se taisait, il écoutait, ce qui est l’unique moyen d’entendre. S’il avait de l’esprit, il découvrait lui-même ses lacunes ; à mesure qu’il les constatait, il éprouvait le besoin de les combler, il cherchait, s’ingéniait, choisissait entre les divers moyens ; librement et par sa propre initiative, il collaborait à son éducation, générale ou spéciale. S’il lisait des livres, ce n’était pas avec résignation et pour les réciter, mais avec avidité et pour les comprendre. S’il suivait des cours, ce n’était point parce qu’il y était tenu, mais volontairement, parce qu’il s’y intéressait et y profitait. — Magistrat à dix-sept ans, le témoin que je cite suivait au lycée ceux de Garât, La Harpe, Fourcroy, Duparcieux, et, tous les jours, à table ou le soir, il entendait son père et les amis de son père raisonner entre eux des affaires qui, le matin, avaient été discutées au Palais ou à la Grande-Chambre. Il se prenait de goût pour sa profession : avec deux ou trois avocats de mérite et quelques jeunes magistrats comme lui, il s’inscrivait à une conférence chez le premier président de la première chambre des enquêtes. Cependant, il allait chaque soir dans le monde ; il y voyait, de ses yeux, les mœurs et les intérêts, les hommes et les femmes. D’autre part, au Palais, conseiller-écoutant, il siégeait, pendant cinq années, à côté des conseillers-juges, et parfois, rapporteur d’une affaire, il opinait. Après un tel noviciat, il pouvait juger lui-même, au civil et au criminel, avec expérience, compétence, autorité ; dès vingt-cinq

  1. Souvenirs, etc. À la Faculté de droit de Paris, personne n’assistait aux cours, sauf des écrivains gagés qui écrivaient la dictée du professeur et en vendaient des copies. — « Les thèses étaient presque toutes soutenues à l’aide d’argumens communiqués d’avance… À Bourges, tout se bâclait dans l’espace de cinq ou six mois au plus. »
  2. Ibid. Aujourd’hui, « le jeune homme, qui n’entre dans le monde qu’à vingt-deux, vingt-trois ou vingt-quatre ans, croit n’avoir plus rien à apprendre ; il y apporte le plus souvent une confiance absolue en lui-même, et un profond dédain pour tout ce qui ne partage pas les idées, les opinions qu’il s’est faites. Plein de confiance en la force, en la valeur qu’il se suppose, il est dominé par une seule pensée, celle de montrer au plus vite cette force et cette valeur, de faire preuve enfin de ce qu’il vaut. »