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être poussée trop loin, afin de ne pas engager l’avenir ; selon la maxime du philosophe grec, les précieuses estiment « qu’il ne faut jamais se lier si fort avec une personne, que la séparation et la mésintelligence puissent troubler l’âme ou altérer le divertissement nécessaire à la conversation. »

Avec tant de joueuses, de femmes séparées, de veuves résignées, de filles indépendantes, il était inévitable qu’une forte part de demi-monde se mêlât à la société précieuse. De fait, nombre des précieuses citées par Somaize peuvent, sans hésitation, être rangées dans cette catégorie. Sous ce rapport, il ne fait que confirmer ce que nous apprend d’autre part Tallemant des Réaux. Aux « complaisantes » énumérées par celui-ci on peut ajouter, sans crainte de se tromper, ces deux demoiselles Leseville, filles majeures, l’une de vingt-cinq ans, l’autre de vingt, dont « la maison est d’autant plus la maison des divertissemens, qu’elles sont maîtresses de leurs volontés, et que, n’ayant point de mère et aimant les grandes compagnies, la promenade et généralement tous les plaisirs honnêtes, elles ne rebutent personne de ceux qui peuvent contribuer à leur en fournir les occasions. » L’aînée de ces demoiselles est une sorte de Rolla femelle. Bien qu’elle soit assez riche, elle mène un train supérieur à ses revenus ; aussi a-t-elle formé le dessein « de vivre encore cinq ou six ans de l’air qu’elle fait aujourd’hui, c’est-à-dire dans la joie et les plaisirs, et puis de faire une banqueroute au monde et de se retirer au couvent. « Il n’y a pas de doute possible au sujet de Mlle Bourbon, dont voici l’histoire racontée dans le goût d’allusion qui fournira bientôt à Bussy-Rabutin des modèles d’esprit, de méchanceté et de licence : « Elle est fille et n’a pour parente qu’une tante chez qui elle demeure, et de qui elle fait tout ce qu’elle veut. Cette tante a une amour toute particulière pour la musique, et la nièce, qui aime généralement tous les arts et toutes les sciences, n’a pas de peine à lui fournir toutes les occasions possibles de la contenter ; et c’est ce qui a mis M. Daubigny bien avec elle, car il chante bien et a toujours avec lui deux ou trois musiciens, et joint avec cela la géographie ; si bien que Mlle Bourbon a appris sous sa conduite et comme on aime, et comme on chante, et comme on divise les empires, les royaumes, les terres, les mers et toutes les choses qui concernent la géographie. Elle a même appris de lui quelques règles de fortification ; mais il ne lui a montré que comme on attaque les places et ne lui a pas appris l’art de les défendre. Il est vrai que, naturellement, elle est de celles qui se défendent bien et qui ne se rendent jamais que dans les formes et selon les règles. » Sur celle-là Somaize en dit assez long, plus peut-être qu’il n’y en avait ;