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bourgeoisie, mais les femmes, pouvaient, si elles étaient lettrées et spirituelles, faire partie du cercle le plus intime de la marquise ; ainsi Mlle Paulet, Mme Cornuel, Mme Arragonais. Parmi les précieuses célèbres citées par Somaize, on trouve à peu près autant de roture que de noblesse ; lui-même a bien soin de remarquer « qu’il n’y a point de roturiers dans l’empire précieux, les sciences et la galanterie n’ayant rien que d’illustre et de noble. »

« Qui veut faire l’ange fait la bête, » dit Pascal ; beaucoup de précieuses le prouvèrent à leurs dépens. Malgré leurs prétentions à la galanterie désintéressée et à l’amour platonique, la nature violentée reprenait ses droits ; on sait par quels écarts de conduite se signalèrent quelques-unes des plus qualifiées, comme Mme de Longueville et Mme de Sablé. À ces noms illustres, Somaize en joint beaucoup d’autres de moins éclatans. Il cite nombre de précieuses qui se plaisaient à faire des heureux et raconte en détail des histoires d’amour fort scabreuses. Il déclare même expressément que, de son temps, on était fort revenu, même en théorie, de l’amour patient ou purement intellectuel qu’exigeaient de leurs adorateurs Julie et Sapho : « La mode est venue, dit-il, que les amans ne veulent plus être si mal traités ; qu’il faut leur promettre ou leur donner lieu d’espérer, la fierté et la froideur n’étant plus des vertus propres à les conserver, dans un temps où la cruauté n’est plus de mise. »

Si la façon dont les précieuses de 1660 entendent l’amour n’est pas toujours très pure, le goût dont elles se piquent pour les lettres et les sciences n’est souvent que faux goût et les conduit tout droit à la pédanterie, bien qu’elles fassent profession de la haïr par-dessus tout. Comme elles prétendent ne le céder en rien aux hommes en fait d’instruction, elles ne se contentent pas de cultiver la littérature d’agrément ; il leur faut l’érudition. Elles écrivent ; elles abordent les sciences les plus particulières et les plus bizarres. Chacune d’elles se fait gloire d’inventer « des mots nouveaux et des phrases extraordinaires ; » et l’on sait quel étrange jargon sortit de cette émulation de néologisme. Elles s’attaquent même à l’orthographe ; de concert avec l’académicien Leclerc, Mmes Roger et Leroi, Mlles Saint-Maurice et de La Durandière se mettent en tête d’en créer une nouvelle, « où l’on écriroit de même qu’on parloit et où l’on diminueroit tous les mots en ôtant les lettres superflues. « Il y a parmi elles de véritables femmes savantes, comme cette Mlle Deschamps, « qui a enseigné le droit publiquement avant qu’un homme de qualité qui l’a épousée à cause de son esprit fût son mari ; » ou de vrais phénomènes, qui pourraient aujourd’hui gagner leur vie en s’exhibant, comme cette Mlle Danceresses,