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être taxé par eux d’arbitraire et de népotisme ; à eux d’avoir de bons jarrets et d’en tirer tout le service possible, partant, de se soumettre à un dressage méthodique, de s’exercer et de s’entraîner, toute l’année, pendant plusieurs années de suite, en vue de l’épreuve finale, sans autre pensée que celle des barrières qu’ils vont trouver devant eux, en champ clos, à date fixe, et qu’ils devront sauter mieux que leurs rivaux.

Aujourd’hui, après le cours complet des études classiques, quatre années d’école ne suffisent plus pour faire un docteur en médecine ou en droit ; il en faut cinq ou six. Du baccalauréat ès-lettres ou ès-sciences, aux diverses licences ès-lettres ou ès-sciences, on compte au moins deux ans, et, de celles-ci aux agrégations correspondantes, deux ans, trois ans, et souvent davantage. Trois années de mathématiques préparatoires et de travail acharné conduisent le jeune homme jusqu’au seuil de l’École polytechnique ; ensuite, après ses deux ans d’école et d’effort non moins soutenu, le futur ingénieur passe trois années non moins laborieuses à l’École des ponts et chaussées ou des mines : cela lui fait huit ans de préparation professionnelle. De même ailleurs, et avec plus ou moins d’excès, dans les autres écoles. — Notez l’emploi des jours et des heures[1] pendant cette longue période : les jeunes gens ont suivi des cours, mâché et remâché des manuels, résumé des résumés, appris par cœur des mémentos et des formules, emmagasiné et rangé dans leur mémoire une multitude énorme de généralités et de détails. Toutes les informations préalables, toutes les connaissances théoriques, qui, même indirectement, peuvent servir dans leur future profession ou qui servent dans les professions voisines, sont là, classées dans leur tête, prêtes à sortir au premier appel, et, comme l’examen va le prouver, disponibles à la minute : ils les possèdent, mais rien d’autre ni de plus. Leur éducation a versé tout entière d’un seul côté : ils n’ont point fait d’apprentissage pratique. Jamais ils n’ont pris une part active et mis la main, en qualité de collaborateurs ou d’aides, à une œuvre de leur profession. A vingt-quatre ans, le futur professeur, agrégé nouveau, qui sort de l’École normale, n’a pas encore lait une classe, sauf pendant quinze jours dans un lycée de Paris. A vingt-quatre ou vingt-cinq ans, le futur ingénieur qui sort breveté de l’Ecole centrale, de l’École des ponts ou des mines n’a jamais coopéré à l’exploitation d’une mine, à la chauffe d’un haut-fourneau, au percement d’un tunnel, à l’établissement d’une digue, d’un

  1. J’ai moi-même été examinateur pour l’entrée d’une grande école spéciale, et je parle ici après expérience.