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comme on l’a dit, Molière qui s’est servi de Somaize ; c’est tout le contraire, comme les dates le prouvent, les Précieuses ridicules ayant paru le 29 janvier 1660, et le Dictionnaire des Précieuses le 12 avril suivant. Une fois de plus Somaize a dépouillé son ennemi.

Ce Dictionnaire est très court ; il tient dans un mince petit volume. Il n’en est pas moins d’une grande importance pour l’histoire de notre langue et de l’esprit précieux. D’abord, si mal ordonné qu’il puisse être, il semble assez exact. On a accusé Somaize, et aussi Molière, d’avoir presque inventé le jargon qu’ils prêtent aux précieuses sous prétexte que, en dehors d’eux, on ne trouve un pareil langage écrit nulle part. L’objection est plus spécieuse que probante. De ce que des façons de parler n’ont passé que dans un petit nombre de livres, on ne saurait en conclure qu’elles n’ont jamais existé. La langue, en effet, est toujours plus hardie que la plume ; tel qui n’hésite pas à parler jargon ou argot se gardera bien d’écrire comme il parle. Un exemple, encore tout voisin de nous, prouve bien que les modes du langage peuvent n’exercer sur la littérature écrite qu’une influence assez restreinte. Aux environs de 1865, sévissait une singulière affectation qui consistait, par une recherche tout à fait différente de celle des précieuses, à parler une langue grossière, réunissant les argots particuliers du sport et des théâtres, des clubs et des faubourgs, des filles et de la Bourse. M. Victorien Sardou fit quelques emprunts à cette langue pour sa Famille Benoiton ; encore n’en prit-il que ce qui pouvait, sans soulever de protestations, être offert sur la scène au public. Vers le même temps, un auteur moins connu, M. Émile Villars, eut l’idée de traduire les Précieuses ridicules dans la même langue et de faire ainsi de la pièce de Molière les Précieuses du jour ; malheureusement pour lui, il en mit trop et sa pièce est illisible. Cependant, si l’argot de 1865 avait eu le même intérêt littéraire que le jargon précieux de 1660, la pièce de M. Sardou et celle de M. Villars seraient des documens d’un grand prix. Mais, en dehors de ces deux pièces et de trois ou quatre autres peut-être, trouve-t-on des livres entièrement écrits dans cet argot ? Et serait-on fondé à soutenir, sous prétexte qu’il n’a point passé dans la littérature générale du second Empire, qu’il n’a jamais existé ? Tous ceux qui vivaient en 1865 n’auraient, pour répondre, qu’à consulter leurs souvenirs. Il en est de même pour la langue des précieuses au temps de Molière. Le témoignage des contemporains vient à l’appui de la comédie et du pamphlet ; on connaît, pour n’en citer qu’un, le propos de Ménage, le futur Vadius des Femmes savantes : « Monsieur, dit-il à Chapelain, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si